Troisième Prix

La nouvelle de l'Espace - 2019

(Tous droits réservés)

 

Ursa major, aquila minor.

Par Tyrell JACODSEN

Sur la Lune, juillet 1969.

Telle une irréelle mappemonde suspendue au firmament des étoiles, la Terre illuminait la voûte céleste noire d’encre.
À la surface de la mer de la Tranquillité, Lunakhod soulevait dans son sillage un panache de poussière vaporeux qui retombait lentement sous l’effet de la gravité réduite, alors que le petit robot fonçait droit devant lui de toute la vitesse dont il était capable, à savoir environ 2 km/h. De sorte que cette précipitation toute relative ne faisait pas vraiment mentir le nom de la vaste « mer » lunaire.
Néanmoins Lunakhod avait un rendez-vous et devait se hâter pour ne pas le manquer.

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L’étrange machine ressemblait à une grosse marmite montée sur huit roues à crampons métalliques, dépourvues de pneus. Ses deux caméras, rondes comme des hublots, évoquaient au choix des lunettes de soudeur, d’aviateur de la Belle Époque ou de premier de la classe. Elles lui conféraient un regard presque humain, et somme toute une bonne bouille.
Un amateur de littérature populaire érudit aurait pu trouver en lui une réminiscence de L’Homme-Vapeur des Prairies, le tout premier robot à forme humaine de la littérature, dont les histoires étaient parues en 1868 aux USA, presque tout juste un siècle auparavant.
Enfin plus précisément une réminiscence de la tête de l’Homme-Vapeur, posée sur des roulettes. Car Lunakhod n’avait ni torse ni jambes, et ses longs bras maigrelets en alliage léger n’étaient là que pour porter de graciles antennes, dont l’une avait la forme d’un cône entouré d’une spirale et rappelait une crème glacée. Lunakhod la brandissait bien haut, et sa course lui donnait l’air d’un amoureux pressé de retrouver sa petite amie dans la foule, pour lui apporter un ice-cream et assister avec elle aux feux d’artifices de Coney Island.
Sauf que, bien sûr, il n’y avait pas un chat dans l’immensité cahoteuse et désertique qu’il traversait.

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Et que Lunakhod aurait fait un piètre prétendant comparé à son aïeul l’Homme-Vapeur, élégamment coiffé d’un chapeau haut-de-forme faisant office de cheminée. Mû à l’électricité et non à la vapeur, Lunakhod avait la tête plate, et sa coiffe était un bête couvercle monté sur charnière, tapissé de cellules photovoltaïques sur sa face interne, et présentement déployé vers l’arrière pour fournir un maximum d’énergie solaire à la vaillante petite machine. Évoquant fâcheusement, de ce fait, l’abattant relevé d’un siège de toilettes.
Heureusement que le rendez-vous de Lunakhod n’était pas d’ordre amoureux !

*

Tandis que la hardie marmite à roulettes poursuivait son chemin en franchissant rebord de cratères et plaines poussiéreuses au clair de la terre, à 400 000 kilomètres de là Vyacheslav Dovgan transpirait à grosses gouttes.
Sept kilomètres, nom d’un chien ! Sept fichus kilomètres à côté de la plaque !
C’était bien la peine d’être sur place depuis le mois de février, cinq mois à l’avance, d’avoir tout préparé pour

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attendre patiemment et sereinement l’heure H… et voir au final ces « douraks » se planter lamentablement de sept interminables kilomètres par rapport au lieu prévu.
Maintenant c’était à lui, Vyacheslav, de combler cette désespérante distance, et il sentait dans sa nuque le regard cuisant d’une trentaine d’officiers à cran.
« Reste concentré Slava, s’encouragea-t-il mentalement, tu peux le faire ! »
Sur le petit moniteur cathodique placé face à lui, floue et baveuse, une photo se dessinait lentement ligne par ligne, du bas vers le haut. Il fallait cinq secondes à chaque rangée de pixels pour apparaître complètement. Une fois achevé, le cliché ne resterait visible que dix secondes avant d’être remplacé par le suivant. Ce film image par image (ou plutôt cette séance de diapositives d’une lenteur exaspérante) traduisait ce que « voyaient » les caméras de Lunakhod. Enfin ce qu’elles avaient vu plusieurs minutes auparavant, le temps de décoder le flux d’informations en provenance de la Lune. Et leur champ de vision était plutôt limité, car à la résolution déplorable de l’affichage il fallait ajouter le fait que les caméras avaient été orientées trop bas : Lunakhod voyait le monde au ras du sol comme un teckel suivant la piste

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d’un os à ronger. À moitié myope, il ne pouvait qu’imparfaitement embrasser la vue du paysage qui lui faisait face.
Dans de telles conditions, le pilotage du robot constituait une véritable prouesse de la part de Vyacheslav, son pilote. Il fallait une concentration et une capacité de déduction et d’anticipation remarquables qu’il n’avait pu acquérir qu’au prix d’un entraînement intensif et exténuant. Six mois en isolement total au Lunodrome du Centre de Commandes Spatiales, à reproduire au moyen d’un simple joystick les même gestes dix fois, cent fois, mille fois. Avancer. Tourner à droite. Tourner à gauche. Reculer. Stopper.
Chaque ordre donné par Vyacheslav mettait plus de trente secondes à parvenir sur la Lune et à être exécuté. Entre le moment où Lunakhod rencontrait un obstacle, où le moniteur révélait l’information, où le pilote évaluait la situation et effectuait la correction nécessaire, et où le robot réagissait en conséquence, plusieurs minutes s’étaient écoulées. La petite marmite avait beau ne rouler qu’à 2 km/h, elle avait parcouru plusieurs centaines de mètres durant l’intervalle et tant de choses pouvaient s’être passées !

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C’est là que résidait la difficulté principale du pilotage, aussi Vyacheslav s’était-il vite résolu à aborder le problème dans l’autre sens. C’est-à-dire qu’au lieu de conduire en réaction à des clichés déjà obsolètes, il mémorisait directement les détails les plus éloignés et conduisait mentalement à l’aveugle, utilisant les images comme de simples « confirmations à posteriori » de ses choix, avant d’en scruter de nouveau l’horizon de pixels pour anticiper les prochaines minutes du parcours.
Ainsi pourrait-il maintenir Lunakhod à vitesse maximum… et lui permettre d’arriver à temps pour entrer dans la légende...

*

20 juillet 1969, cinq minutes et trente-sept secondes avant alunissage.
– Qu’est-ce que c’est que cette alarme, Wally ?
– Ça vient de l’ordinateur.
– Ils disent de ne pas s’inquiéter. Tout se passe mieux que sur le simulateur jusqu’à présent, alors pas de panique.
– Quelle consolation !
– Le monde entier regarde les images et nous écoute.

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Les répliques fusaient sur un ton détaché, presque badin, entre Houston et le LEM d’Apollo 11, le fameux module Eagle, à bord duquel Neil Armstrong et Buzz Aldrin abordaient les derniers instants de leur descente vers la surface de la Lune.
L’instant était historique et l’humanité entière suivait avidement les moindres péripéties de l’approche finale. Mais les deux astronautes ne forçaient pas leur nature pour faire bonne figure en la circonstance. Ils étaient ainsi : sereins, concentrés, méthodiques. Ils n’accordaient pas une seule seconde de leurs pensées ni au doute ni à la crainte.
Il y avait pourtant de quoi ébranler les nerfs les plus endurcis ! Le point de non-retour était franchi, le contact avec le sol n’était plus qu’une question de secondes, et voilà que ce fichu ordinateur cafouillait. L’alarme « 1202 » venait de se déclencher et ne cessait d’importuner les deux astronautes au plus mauvais moment.
Neil conservait cependant un calme olympien. Son expérience de pilote d’essai et son esprit d’analyse précis et instinctif lui soufflaient qu’il avait la situation en main. Il connaissait parfaitement sa machine et sentait

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que, malgré l’alarme irritante, l’engin répondait parfaitement.
Impossible, néanmoins, de négliger totalement une alerte qui survient aussi inopinément à un moment aussi critique. Avant qu’il ne l’écarte définitivement de ses pensées, l’alarme intempestive avait accaparé l’attention de Neil juste ce qu’il fallait de temps pour qu’il rate l’instant précis où il aurait dû effectuer l’ultime correction de trajectoire.
Ils étaient en train de louper le site d’atterrissage prévu ! Le sol continuait à défiler sous le module Eagle et à se rapprocher, devenant à chaque instant plus tourmenté, plus dangereux. Le carburant allait bientôt manquer. Plus le temps de discuter avec Houston ou de reprogrammer l’ordinateur. Armstrong était passé en contrôle manuel, le nez rivé au hublot.
Il aperçoit un endroit dégagé. Pose le LEM. C’est fait.
Il ne restait plus que vingt secondes de carburant et le site prévu a été dépassé de sept kilomètres, mais tout est bien qui finit bien. ​On s’est posé sur la Lune.

*

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Silence. Lente course des étoiles au firmament.
Plusieurs heures s’écoulèrent.
Les deux astronautes avaient à peine jeté un œil au paysage. S’étaient remis au travail aussitôt. Avaient passé deux heures à régler tous les détails pour le redécollage et le rendez-vous orbital avec Mike Collins, leur compagnon resté là-haut. C’était la priorité n°1 : en cas de danger, Eagle pourrait repartir immédiatement.
Prochaine étape : la sortie extra-véhiculaire. Check-lists interminables, enfilage des scaphandres, re-vérifications, dépressurisation du module... Encore plusieurs heures avant que les deux hommes puissent enfin fouler la surface...

*

Au fond de la mer de la Tranquillité, un petit robot à l’air intello fonçait au milieu d’un décor chaotique et sublime. La clarté limpide tombée d’un ciel d’encre profonde réveillait le scintillement de mille éclats de mica sur les rochers gris. C’est comme si ce paysage voué à la solitude et à l’ennui se prenait soudain d’engouement pour les efforts de l’héroïque machine qui le visitait, et l’encourageait de milliers de clins d’œil

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chatoyants tout au long du parcours : « Courage ! La ligne d’arrivée n’est plus loin ! ».
Dommage, Lunakhod était myope. Il ne voyait et n’envoyait à Slava que des images floues, où toute connivence lunaire mourait diluée dans un gruau de pixels à basse résolution. Cramponné à son joystick, le pilote aurait pourtant volontiers admiré la beauté des plaines lunaires, histoire d’oublier la crainte lancinante de celles de Sibérie, qui pouvaient l’attendre en cas d’échec...

*

Le module n’en finissait pas de se dépressuriser. Un quart d’heure avait passé et ce n’était toujours pas fini. On n’allait pas y passer cent sept ans ! L’humanité trépignait devant son téléviseur en retenant son souffle. L’instant historique se faisait attendre.
Il fallait improviser une fois de plus. Houston suggéra d'entrebâiller l'écoutille à ras du plancher. Ouvrir en grand expulserait l’air restant trop brutalement dans le vide extérieur. Le contenu du LEM risquerait d’aller valdinguer sur la Lune dans un grand coup de vent.

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Armstrong en était quitte pour une séance de gymnastique improvisée. Engoncé dans sa lourde combinaison spatiale, il tourna le dos à la trappe, se mit à genoux et sortit les jambes les premières en tâtonnant.
Lorsque s’alluma la caméra extérieure qui devait filmer sa sortie, des millions de cœurs sur Terre battirent à l’unisson. Des millions d’yeux dévorèrent fébrilement le spectacle inouï qui...
Se présenta à l’envers. On ne comprenait pas bien ce que l’on voyait. Petit problème technique. L’image fut aussitôt remise à l’endroit.
Les jambes et le bas de la silhouette de Neil Armstrong, agrippé à l’échelle, étaient déjà visibles ; présence irréelle, spectrale et indistincte dont la couleur gris sombre se détachait à peine sur le noir du ciel.
La plaine lunaire, en revanche, était saturée de lumière. Impossible de rater la présence trapue qui se trouvait là, éclairée en plein telle un artiste sur la scène de Broadway, et qui dardait droit vers la caméra le regard hypnotique de ses deux yeux ronds. Une même clameur involontaire s’échappa au même instant de millions de gosiers stupéfaits.

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– Bon sang, Neil, il y a un machin derrière toi qui te regarde ! s’exclama nerveusement Houston.
Surpris par la perte de sang froid du Contrôle de Mission, Neil Armstrong se démancha le cou pour évaluer la situation par-dessus son épaule. Mais la combinaison entravait ses mouvements, et son pied glissa de l’échelle métallique. Il se sentit tomber en arrière au ralenti. Comme dans un rêve. Sous gravité réduite, sa chute lui sembla durer une éternité. Un interminable travelling arrière l’éloignait du LEM, où le visage bouche bée de Buzz Aldrin s’encadrait au bas de l’écoutille.
Lorsqu’enfin son arrière-train s’écrasa mollement dans la poussière en soulevant un petit pet de cendres, il laissa s’échapper un retentissant « Bordel de merde ! ». Piètre réplique qui lui remémora instantanément certaine phrase historique à propos d’un « petit pas pour l’homme », qu’il avait si soigneusement préparée et ne prononcerait jamais.
Un instant aveuglé par l’éclat de lumière qui avait jailli au moment précis où il se retrouvait les quatre fers en l’air, Neil Armstrong se remit laborieusement sur pieds pour découvrir enfin l’invraisemblable présence.

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La créature de métal qui le contemplait, et venait de photographier au flash son premier contact avec le sol lunaire, lui rappela instantanément Tik-Tok, le robot du Pays d’Oz des livres pour enfants, dont la tête aurait été posée sur roues. Tendus au-dessus de lui, ses bras singeaient une joie enfantine, ou plus probablement un ironique geste de bienvenue.
Les lettres « CCCP » lui dessinaient un sourire narquois de couleur écarlate et disaient bien assez d’où venait cette saleté de paparazzi mécanique. Une fois de plus, les Russes avaient remporté la course à l’espace. Dans l’impossibilité d’envoyer des hommes sur la Lune avant les Américains, ils avaient tout de même réussi à les précéder sur place dans le plus grand secret. Avec un robot, qui avait patiemment attendu l’alunissage d’Eagle pour saboter le triomphe des Américains et leur voler la vedette. Et avec quelle détestable maestria !
L’ours de Moscou avait de nouveau damé le pion à l’aigle de Washington.
Dans ses écouteurs, Armstrong entendait le Contrôle de Mission écumer de rage, jeter stylos et gobelets de dépit, renverser classeurs et dossiers au sol pour les piétiner. Inconcevable humiliation en mondovision.

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Il restait cependant à encaisser un ultime affront...
Obéissant à une impulsion électrique, trois longs cylindres brillants surgirent verticalement dans un ensemble parfait. Un de chaque côté de Lunakhod, le dernier au sommet de celui-ci. De chacun d’eux s’éleva à son tour un nouveau cylindre, puis un autre, et un autre, pour former finalement trois mâts télescopiques. À leur sommet, trois potences horizontales se déplièrent simultanément pour déployer sous l'effet de la gravité lunaire trois bannières d’un rouge triomphant arborant la faucille et le marteau.
Si les deux drapeaux latéraux étaient plantés dans le sol, celui du milieu, porté directement par le robot, s’élevait plus haut que les deux autres et conférait à l’ensemble l’allure d’un podium célébrant la victoire soviétique absolue. Trois à zéro : premier satellite artificiel, premier homme dans l’espace, premiers arrivés sur la Lune. URSS vainqueur par KO. Échec et mat.
Neil Armstrong était écœuré.
Un foutu podium...
Quoique, en y regardant bien, ça ressemblait aussi pas mal à un foutu doigt d’honneur.

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