Distinction

La nouvelle de l'Espace - 2019

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Un serrurier sur la lune.

Par Maxime POGNON

“ - La clé Buzz !! La clé !!! »

Du haut de l’échelle du module lunaire, Buzz Aldrin fixait perplexement le scaphandre agité qui se tenait en contrebas. Neil Armstrong venait tout juste de poser les pieds sur l’astre Sélène en tant que premier Homme sur la Lune et « La clé Buzz !! La clé !!» étaient des premiers mots plutôt inappropriés pour ce moment historique. De toute évidence, quelque chose n’allait vraiment pas et malgré le reflet du paysage lunaire sur la visière du casque, Buzz pouvait deviner l'effroi sur le visage de son compatriote.

«- Quoi « la clé !! » ?? - rétorqua-t-il avec stupeur.

-Tu viens de fermer l'écoutille mais as-tu pris la clé ?!

- Négatif Neil, c’était sur TA check-list.”

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En guise de réponse, il y eut un torrent de jurons empruntés au patois de l'Ohio dont Neil était natif.

Sans la clé de l'écoutille, les deux hommes ne pouvaient plus rentrer à l'intérieur du module lunaire ; Neil Armstrong et Buzz Aldrin étaient coincés sur la Lune!

La radio crépita soudain dans leur casque :

« crrr … Ici Houston. Neil, c’était quoi ces premiers mots? On a du couper la retransmission du direct. Que se passe-t-il là-haut ? »

La voix familière mais inhabituellement nerveuse était celle de Bruce McCandless, un autre astronaute du programme Apollo resté sur Terre pour assurer la communication avec les hommes en vol.

«- Bruce, ici Buzz”, commença avec embarras le second homme sur la Lune, "il semblerait que, ...hum... il semblerait que Neil n’ait pas pris la clé du LEM et … hum… on vient juste d’en fermer l'écoutille.”

La réponse lui vint au bout de quelques secondes; Bruce McCandless parlait lentement, prenant le soin de bien articuler et insistant sur chaque mot important pour s'assurer que la situation était parfaitement comprise:

“- crrr... Buzz, tu me confirmes que vous êtes tous les deux à l'extérieur du LEM, que l'écoutille est complètement verrouillée mais que la clé est restée à

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l'intérieur, c'est bien ça ?

- Affirmatif Bruce."

Alors qu’il attendait anxieusement une solution de la part des contrôleurs pendant d’interminables minutes, le colonel Aldrin continuait d’entendre dans son casque les fulminations enragées de son coéquipier qui jurait toujours contre lui-même.

Un nouvel appel de la Terre se fit enfin entendre:

"- crrr… Ici Houston, on a bien noté le problème Buzz, on revient vers vous avec une procédure. Terminé.»

La réponse était certes laconique et la voix en provenance de la Terre avait retrouvé son calme habituel mais pour autant, il était certain que la panique s’était emparée du centre de contrôle.

***

Dans l’une des innombrables maisonnettes de briques rouges de Gallatin Street, Carl Watterson dormait d’un sommeil profond. Il s’était assoupi en regardant la télévision et le programme spécial consacré à la mission Apollo 11 était toujours à l’écran. Tandis que le présentateur et son invité de la NASA expliquaient le déroulement du voyage vers la Lune et le rôle des

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différents membres d’équipage, lui rêvait des escapades sauvages de son enfance. Carl Watterson avait grandi

dans la petite ville de Sandy, au pied de la chaîne des Cascades dans l’Oregon. Toute la ville était dominée par la majestueuse cime enneigée du Mont Hood qui s’élevait au loin, derrière une épaisse forêt de conifères parsemés de torrents, de criques, de crêtes et de vallées cachés. Bien que ses souvenirs fussent embrumés par le passage des années, il se rappelait très bien de toutes les aventures qu’il y avait vécues: il avait été pirate, explorateur, chasseur de primes et même chercheur d’or. Son monde d’alors n’avait ni limite, ni frontière; les forêt et les montagnes s’étendaient à l’infini, et il consacrerait sa vie à les arpenter.

Quelle serait la déception de ce petit aventurier en découvrant ce qu’il était devenu à l’aube de la vieillesse? Serrurier installé dans les mauvais quartiers de Washington, loin, très loin de l’Oregon et de ses montagnes, loin, très loin de toute expédition palpitante. Pourrait-il se consoler en apprenant qu’il était le plus talentueux de sa profession et que la Maison Blanche même s’offrait ses services? Probablement pas. Un serrurier, aussi talentueux soit-il, n’avait, à ses propres yeux, rien d’un aventurier. Carl Watterson avait trahi

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l’enfant qu’il avait été. La culpabilité le rongeait depuis bien longtemps maintenant; elle était devenue une sombre obsession l’empêchant d’apprécier les plaisirs simples que la vie lui offrait malgré tout. C’est ainsi qu’il rêvait presque toutes les nuits de sa propre trahison et de ses choix malheureux. Mais il y avait cette nuit-là quelque chose de différent dans ses songes; un bruit étranger couvrait le grondement des rivières, le souffle du vent et le chant des mésanges… le téléphone sonnait et le sortit brutalement de son sommeil.

***

“- Bordel, dès le départ, on avait dit qu’une serrure sur le LEM, c’était pas une bonne idée!!” Dans l’arrière salle du centre de contrôle de Houston, le directeur de vol de la mission Apollo 11 vociférait. Il était onze heures du matin le vingt-et-un Juillet, cela faisait maintenant treize heures que lui et son équipe s’acharnaient à trouver une solution à l’humiliante clé oubliée qui avait fait les gros titres de la presse mondiale le matin même. La pièce baignait dans une épaisse fumée de cigarettes, tous ses hommes avaient les traits tirés et la mine épuisée. Il reprit du même ton exaspéré:

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“- Et où est cet ingénieur de chez Grumman?! C’est lui qui a conçu le module! C’est lui qui a fait ajouter cette

foutue serrure! Ça fait des heures qu’on l’a convoqué, il devrait déjà être là!

Une réponse lui vint du fond de la salle:

- On vient d’avoir leurs bureaux au téléphone, il a été hospitalisé il y a plusieurs jours pour cause de paranoïa aigüe, il voyait des espions communistes partout!”

Le directeur de vol retomba lourdement sur son fauteuil, se frappa le front de consternation, puis poussa un interminable soupir comme s'il cherchait à expirer toute sa colère. C'est alors qu'une imposante silhouette apparut à l'entrée de la pièce en s'attirant tous les regards. L'homme avait une épaisse chevelure blanche et le visage buriné par le temps, il était à la fois grand et large d'épaules et son costume trop court n'arrangeait rien pour dissimuler sa carrure.

"Messieurs, je vous présente l'homme de la situation!” La voix triomphale provenait de derrière l'inconnu, c'était celle du Président Richard Nixon lui-même, lequel s'adressa maintenant à celui qui l’accompagnait: “- Allons, ne traînons pas s’il vous plaît, entrez donc et prenez place."

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Dans la pièce, tandis que les deux hommes s'installaient autour de la table, tous dévisageaient la nouvelle recrue et s’échangeaient des regards ahuris. Le Président reprit:

"Je vous présente le meilleur serrurier de notre pays. C’est lui qui va nous ouvrir cette satanée porte. Faîtes-le moi s’envoler avec Apollo 12!"

***

Deux jours plus tard, à bord de l'Astrovan faisant route vers le pas de tir, Carl Watterson se trouvait égaré dans ses pensées. Il déroulait dans sa tête le fil des évènements qui l’avaient conduit jusque-là: l’appel de la Maison Blanche en pleine nuit, la convocation à Houston, le briefing avec les ingénieurs et les contrôleurs de vol, la rencontre avec son équipage, la conception de la procédure, la confection des outils, la simulation en piscine, la formation accélérée aux rudiments du voyage dans l’espace…; ces derniers mots résonnèrent dans l'esprit du serrurier: “le voyage dans l’espace!”. Les événements des deux jours passés s'étaient enchaînés à un rythme si effréné qu'il n’avait guère eu le temps de réfléchir à ce qui l’attendait vraiment! Mais maintenant qu’il faisait route vers le pas de tir en compagnie des

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deux autres astronautes de la mission, maintenant qu'il avait revêtu sa combinaison de vol, maintenant qu'il s'apprêtait à embarquer au sommet de la fusée la plus puissante du monde, maintenant que son départ était imminent, il pouvait pleinement contempler le précipice au bord duquel il se tenait: il allait quitter la Terre pour un aller-retour de huit jours et huit cent mille kilomètres à destination de la Lune - "C'est comme si une mouche reliait la Côte Ouest à la Côte Est" lui avait on dit -, il voyagerait dans le vide quasi absolu de l'espace, au milieu des radiations solaires mortelles, des micro-météorites filant à toute allure, des températures inimaginablement glaciales à l'ombre et inimaginablement infernales au Soleil…. Il allait fouler le sol d'un autre monde, un monde inconnu des Hommes, désertique, dénué d'atmosphère, où la gravité est six fois plus faible que sur Terre et où les jours y sont vingt-huit fois plus longs.

L'Astrovan s'arrêta à destination, le ramenant brusquement à l'instant présent. Les deux autres astronautes, eux aussi dans leur tenue de vol, se levèrent de leur siège en direction de la porte du véhicule que l’on venait d’ouvrir depuis l’extérieur. Ils passèrent devant lui en évitant soigneusement son regard. Depuis

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qu'il avait intégré l'équipage d'Apollo 12, Carl Watterson devait faire face à l'hostilité de ses coéquipiers. Son assignation à une mission prévue pour trois hommes seulement s’était faite au détriment d’un astronaute titulaire qui avait attendu impatiemment son départ pendant plusieurs années et qui était maintenant condamné à rester sur Terre dans l’attente d’une incertaine nouvelle affectation. Pire encore, la mission Apollo 12 s'était transformée en embarrassante expédition de sauvetage et la promotion éclair d'un serrurier au rang d'astronaute n'aidait guère à préserver le prestige du programme spatial américain et le panache de ses héros. Comble de l'humiliation, son recrutement hâtif n'avait pas permis qu'on lui fasse à temps une combinaison à sa mesure et c'est en boitillant dans une tenue trop étroite qu'il rejoignit l'ascenseur d'accès au sommet de la fusée Saturn V.

Alors que les trois hommes s’élevaient dans les airs jusqu’au dernier étage de la tour de lancement, la tension dans la cabine était palpable et le silence ne fut rompu que par une remarque pleine d’amertume:

“- Au moins, après ça, on peut se dire que tout ira bien pour Apollo 13.”

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Le décollage, la séparation des trois étages du lanceur et l'injection translunaire s'étaient déroulés sans encombre et cela faisait maintenant deux jours que les trois hommes faisaient route vers la Lune. Depuis qu'il avait quitté la Terre, Carl Watterson était pétrifié par la peur d'échouer à sa mission; il n’avait pas mangé et n’avait lâché que quelques mots seulement à l’attention de ses coéquipiers. Heureusement, ces derniers avaient finalement mis de côté leur ressentiment et s'étaient attachés à lui faire oublier, ne serait-ce que le temps du voyage, l’immense responsabilité qui reposait sur ses épaules. Ils l'avaient d’abord incité à contempler la Terre vue depuis l'orbite, mais ce merveilleux spectacle dans lequel il s’était plongé bien volontiers ne dura que trois heures tout au plus et pris fin lorsque le moteur fut allumé pour prendre la direction de la Lune. Ensuite, les deux astronautes avait initié le serrurier aux joies de l'apesanteur, au plaisir fou de pouvoir flotter dans l’air, à l’art de gober des bulles d’eau en lévitation pour se désaltérer... Cependant, ces expériences qui lui étaient pourtant inédites et qui provoquaient d’habitude l’euphorie et l’hilarité - mais parfois aussi la nausée -

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chez tout nouveau voyageur de l’espace, ne l’avaient qu’à peine détendu.

C’est finalement la vue de la Lune qui, grossissant d’heure en heure dans l’un des deux hublots triangulaires situés à la pointe de l’habitacle, le sortit de ses angoisses. Sur terre, il ne lui avait jamais accordé beaucoup d’attention et le peu de fois où il l’avait fait, il n’avait remarqué à sa surface que quelques grandes taches sombres qui lui évoquaient vaguement la forme d’un lapin qui aurait été dessiné par un enfant. Mais ici, à bord d’un vaisseau spatial à mi-parcours entre la Terre et son satellite, le visage qu’offrait la Lune était bien différent. Elle occupait maintenant une bonne partie de son champ de vision et sans le remuant atmosphère terrestre pour venir lui troubler la vue, les détails qu’il pouvait apercevoir semblaient innombrables. Les grandes taches sombres, tout d’abord, avaient désormais des contours bien plus nets et il peinait à retrouver le lapin qui surgissait normalement de son imagination. Les vastes étendues de gris anthracite qu’il pensait uniformes, étaient ponctués ici et là de quelques cratères dont les versants exposés au Soleil perçaient l’obscurité environnante, mais leur quantité n’était rien comparé au reste de la surface.

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Partout où il pouvait poser son regard en dehors des plaines sombres se trouvait constellé d’impacts dont

quelques-uns dominaient même par leur taille l’ensemble du paysage lunaire. Le désert qu’on lui avait décrit n’en était pas un; il y a avait sous ses yeux des mers, des montagnes, des crêtes, des falaises, des vallées.... le souvenir du mont Hood et de ses forêts environnantes rejaillit soudain dans son esprit: Carl Watterson était désormais impatient de poser le pied sur la Lune.

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“... les cigarettes True vous offrent une filtration avancée et un goût de qualité…”

Le serrurier de Washington ouvrit les yeux; il était étendu sur son canapé, dans sa maisonnette de Gallatin Street. La nuit était tombée pendant son sommeil, laissant le salon dans l’obscurité; seule la télévision qui diffusait une page de publicités apportait un peu de lumière dans la petite pièce. Il frotta de ses deux larges mains son visage tout engourdi: “Un rêve dans un rêve....” songea-t-il. Il se leva et se traîna jusqu’à la chambre pour y finir sa nuit. En se glissant dans les

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draps, il se promit de prendre sans tarder de longues vacances dans l’Oregon et de regarder la Lune d’un peu plus près la prochaine fois qu’il la verrait.

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