Distinction

La nouvelle de l'Espace - 2019

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Le dernier homme.

Par Sébastien BOULADE

​« Dis, Neil, t’es vraiment allé sur la Lune ? »

Neil Armstrong détourna les yeux du ciel rougeoyant et posa son regard délavé sur son arrière-petit-fils. Sur le banc près de l’abri, Jason le considérait avec un peu d’appréhension. À dix ans, on sait déjà qu’il y a des questions qu’on ne pose pas et que les grands se mettent parfois en colère dès qu’on aborde certains sujets. Aussi, Neil le rassura en lui passant la main dans les cheveux, comme faisait son propre père quand il voulait l’apaiser.

​« Oui, c’est vrai, Jason. Mais plus personne ne s’en souvient aujourd’hui.

​– Mais pourquoi personne n’en parle ? Papa dit qu’il ne faut pas te poser la question ! »

​Neil sourit, reconnaissant le tabou qui l’entourait depuis si longtemps.

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​« Je vais t’expliquer ce qui s’est passé. Tu fais bien d’en parler. Il faut que tu saches, car tu es grand maintenant, non ?

​– Oui, je suis assez grand pour aller dans la Lune moi aussi !

​– Alors tu dois tout savoir ! » répondit Neil en essayant de cacher, par un nouveau sourire, la soudaine émotion qui le prenait à la gorge.

​« Il faut que tu imagines un monde très différent de celui d’aujourd’hui, Jason. Il était plein d’espoirs, de rêves. Bien sûr, il y avait des conflits entre les pays, des luttes pour la puissance ou la domination, mais chaque camp cherchait à faire un monde meilleur, à repousser les limites de ce que nous savions faire. Lorsqu’on m’a donné les commandes du vaisseau capable de se poser sur la Lune, ce n’était pas la première fois que l’humanité tentait cette expédition. On avait déjà réussi à en faire le tour, à la survoler si tu préfères. Mais personne ne s’était jamais posé dessus. Tu ne l’as pas appris à l’école, mais tous les enfants de ton âge étaient passionnés par ces essais ! J’étais célèbre, on peut même dire que j’étais considéré comme un héros, parce que nous risquions nos vies à chaque voyage. Ce n’est

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​qu’après mon arrivée sur la Lune que les choses ont changé. » Jason ne quittait plus du regard son arrière-grand-père, ressentant confusément la douleur qui s’emparait de lui.

​« Le jour prévu pour l’alunissage, tous les regards de la Terre étaient tournés vers nous. Nous avions embarqué des caméras pour filmer nos premiers pas et nous étions en contact radio permanent avec la Terre. Des millions de personnes suivaient notre voyage en direct. Il y avait peu de postes de télévision, alors les gens s’étaient rassemblés dans les cafés ou chez des voisins. Tu aurais aimé y être, Jason, c’était un grand événement, le plus grand rendez-vous que l’humanité ait connu. L’espace d’un instant, tous les peuples du monde semblaient unis autour d’une seule action, d’un seul rêve. On y croyait vraiment, tu sais ! J’ai réussi à faire alunir mon vaisseau, et tout le monde a retenu son souffle. Buzz, mon copilote, m’a aidé à enfiler ma combinaison de sortie, puis nous avons ouvert la porte qui donnait sur l’extérieur. Dehors, c’était un paysage tout gris, fait de petits rochers, et de cratères profonds.

​J’ai tourné la manivelle pour faire descendre l’échelle qui nous permettrait de sortir. J’ai posé les pieds sur cette échelle pour descendre sur le sol lunaire et puis ... »

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​Neil détourna le regard un instant, cherchant dans l’immensité du ciel menaçant un support pour continuer son récit, puis replongea ses yeux dans ceux de Jason qui le suppliait de continuer.

​« Et puis plus rien … du moins plus rien vu de la Terre. Lorsque j’ai commencé la descente de l’échelle, Buzz m’a averti que tous les systèmes de communication avec la Terre venaient de tomber en panne, y compris les caméras qui filmaient. Je me suis figé et j’ai attendu qu’il fasse tous les tests à bord du vaisseau, pour ne pas courir de danger inutile. Au bout d’un quart d’heure, il m’a annoncé que les instruments de bord avaient mesuré une grande perturbation électromagnétique, qui avait certainement détraqué toutes les communications. On a vite compris que c’était dû à une éruption solaire, ce qu’on appelle un orage magnétique. Cela arrive de temps à autre : tu vois, c’est comme si une explosion survenait à la surface du soleil et envoyait à travers l’espace un vent de particules nocives. Sur Terre, nous sommes protégés par notre atmosphère et par le champ magnétique terrestre, mais dans l’espace, ce genre d’orage peut mettre en panne la plupart des appareils électroniques.

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​– Mais alors comment avez-vous fait pour rentrer ? demanda Jason en ouvrant de grands yeux.

​– Sur la Lune, tout allait très bien. Nous avons eu de la chance, seules nos communications étaient touchées, même si nous avons compris qu’on ne pourrait plus rapporter d’images de notre sortie. Le vrai problème s’est passé sur Terre. Au moment où tout le monde retenait son souffle en me voyant sortir du vaisseau, toutes les liaisons radio ont été rompues, plus une image, plus un son : plus rien ! Tu imagines l’inquiétude qui s’est emparée de tout le monde. Au centre de contrôle, ils ont vite compris que c’était juste un orage magnétique, en interrogeant les astronomes qui surveillent les éruptions solaires. Mais Janet, ton arrière-grand-mère, était dans tous ses états ! Ils ont tout de même réussi à la convaincre que l’orage était trop faible pour mettre nos vies en danger. Puis ils ont donné l’information aux médias, et tout le monde a attendu le retour des liaisons radio.

​– Pourquoi était-ce un problème, Neil ? Il suffisait d’attendre, non ?

​– C’est vrai, Jason, mais l’événement planétaire n’avait pas eu lieu, du moins pas du point de vue des spectateurs.

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Une fois l’inquiétude passée, beaucoup de gens se sont sentis frustrés. Certains avaient veillé toute la nuit pour être témoins de l’Histoire. Ils sont rentrés chez eux avec un peu d’amertume parfois, mais aussi avec de l’incompréhension, et la vague impression qu’on leur avait menti. C’était pire qu’un échec parce que, si j’avais raté mon alunissage, les peuples auraient été unis par le drame, alors que là, chacun est juste rentré chez soi, comme si rien ne s’était passé.

​Avec Buzz nous avons essayé de réparer les appareils, de changer des pièces, mais quand nous avons compris que nous ne pourrions rapporter aucune information, nous avons juste suivi les procédures et continué la mission, la mort dans l’âme. Je me souviens encore de la phrase que j’avais préparée pour mes premiers pas, Jason. Je l’ai prononcée tout seul, là-haut, au bas de mon échelle. Elle parlait d’un « bond de géant » pour l’humanité et moi j’étais si seul, si déçu, que je me sentais comme le dernier homme, le dernier survivant d’une planète détruite et dévastée.

​Nous avons récolté les échantillons de roches, puis nous avons redécollé et rejoint seuls le module qui nous attendait en orbite pour nous ramener sur Terre. Nous avions pourtant besoin d’un contact avec le centre de

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contrôle pour rentrer et je t’avoue que j’ai eu alors quelques moments d’inquiétude. Mais l’orage s’est dissipé, nos liaisons ont été rétablies, et nous avons pu rentrer à la maison.

​– Mais alors pourquoi personne n’en parle ?

​– Parce qu’une fois revenu sur Terre, personne ne nous a crus ... »

​Jason le regardait sans comprendre.

​« De notre voyage, il ne restait que quelques images transmises juste avant l’orage, celles d’un vaisseau qui alunit et d’une échelle qui se met en place pour ma sortie, mais après plus rien : quelques roches grises, qui ne présentaient rien de particulier, et notre propre parole. Cela aurait dû suffire, cela a même tenu un certain temps. Mais on ne nous a pas reçus en héros, loin de là. Dès notre arrivée, on nous a demandé de raconter notre histoire, encore et encore, pour comprendre ce qui s’était passé. Les gens ont commencé à repérer de petites contradictions dans ce que Buzz et moi racontions. Et comme il n’y avait aucun enregistrement pour confirmer ce que nous disions, certains ont commencé à douter, à demander des comptes, des preuves de notre sortie lunaire. Une moitié de la planète a décrété, sous l’influence des Russes peut-être, que toute l’opération

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​était factice, un instrument de propagande américaine. Au début, cela faisait rire les spécialistes du monde spatial, mais les rumeurs ont pris de l’ampleur et, quelques mois plus tard, tout le monde ne parlait que de ça.

Le président Nixon, qui dirigeait notre pays à ce moment-là, m’a convoqué dans le bureau ovale, à la maison Blanche. Et c’est à ce moment-là que tout a basculé ».

​« Tu es allé sur la Lune et à la maison blanche ! » Jason n’en revenait pas et regardait Neil comme s’il tutoyait le héros de ses romans d’aventures. Neil ne se formalisa pas du fait que son arrière-petit-fils puisse mettre les deux actions sur le même plan. Une culpabilité plus profonde, plus sourde, lui donnait l’impression que c’était bien la seconde qui avait changé sa vie.

​« Oui Jason, quand les gens ont commencé à douter de notre exploit, quelques mois après notre retour, le président Nixon m’a demandé conseil. Il cherchait à prendre une décision difficile. Il pouvait confirmer les missions spatiales prévues vers la Lune, pour rapporter des images et de nouvelles preuves, ou bien annuler tout le programme et admettre que c’était un échec.

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​– Mais ce n’était pas un échec, Neil ! Comment Nixon a-t-il pu croire une chose pareille ? Était-ce un mauvais président ?

​– Je ne sais pas ce qu’il serait devenu s’il avait été réélu, Jason. Certains disent qu’il aurait pu maintenir une détente avec le bloc des Russes, et changer le cours des choses. Mais ce n’est pas lui qui a eu l’idée d’arrêter tout le programme. En 1970, Nixon ne pensait qu’à une seule chose : sa propre réélection. C’était bien parti pour lui, mais un nouveau venu venait de s’inviter dans la course à la présidence, un homme qui avait fait fortune dans l’immobilier et qui était particulièrement virulent contre le programme spatial. C’est lui qui demandait l’arrêt du programme, en prétextant que l’argent du contribuable serait mieux dépensé dans des investissements au sol, en se ralliant aux théories complotistes qui prétendaient que nous avions tout inventé et que nous n’étions jamais allés sur la Lune. »

​Neil avait le dos noué. Il sentait ses mains se crisper au souvenir de ces années.

​« J’ai fait alors une grosse erreur, celle qui a précipité le cours des choses. J’étais convaincu que la vérité vaincrait, que nous sortirions rapidement de cette mise en cause absurde de notre voyage. J’ai demandé au

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​président Nixon de me laisser organiser un tête-à-tête avec cet opposant, dans un entretien télévisé, où je pourrais convaincre tout le monde de continuer et de revenir sur la Lune. »

​Jason ne tenait plus en place. Il s’était levé du banc et sautait devant son arrière-grand-père en le bombardant de questions.

​« Et il a accepté ? Tu as gagné ton combat ? C’était qui cet opposant ? »

​Neil avala difficilement sa salive et répondit en surveillant le ciel qui se chargeait de masses sombres et mouvantes.

​« Oui, il a accepté. J’ai rencontré Frederick Christ Trump, l’opposant de Nixon, sur un plateau de télévision, devant des millions de téléspectateurs. Le débat a vite tourné à la mise en cause de mon voyage, car Trump refusait de croire que nous ayons aluni. Il a prétendu qu’un événement sans témoin n’existe pas réellement, qu’il avait des sources d’informations qui montraient des « faits alternatifs », sous-entendant que les roches avaient pu être fabriquées. »

​Jason le regardait sans comprendre.

​« Mais personne ne pouvait croire une chose pareille, n’est-ce pas ?

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​– Non, effectivement cela semblait grotesque, ou peu probable. Il a donc changé de position en défendant que nous devions arrêter le programme lunaire pour une autre raison, plus profonde. Et c’est ici que j’ai échoué. Trump a affirmé que l’apparition d’un orage magnétique, au moment précis où le premier être humain se préparait à marcher sur la Lune, était trop improbable, autant que l’éclosion de la vie sur la Terre sans intervention divine ! Un événement qui ne pouvait pas être une coïncidence, qui était forcément intentionnel ! Je me souviens qu’il a employé l’expression « la main de Dieu ». J’étais pétrifié. Jamais je n’aurais cru que l’on puisse instrumentaliser ainsi une religion. Je ne savais pas quoi répondre, alors je n’ai rien dit. Les spectateurs n’ont retenu que cet argument de notre débat et tous les croyants se sont rangés derrière Trump, en affirmant que si Dieu avait envoyé cet orage magnétique, c’était qu’il ne souhaitait pas que nous poursuivions le programme lunaire.

​Nixon a tenté de contrer l’opinion dans une communication présidentielle, mais il était déjà trop tard. Deux ans plus tard, Fred Trump a remporté l’élection et est devenu le trente-huitième président des États-Unis. Il a immédiatement mis fin au programme

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​spatial, accusé les Russes d’avoir comploté avec la NASA pour produire de fausses informations, et mis le feu aux poudres de l’arsenal nucléaire mondial. La suite, tu la connais déjà, Jason : la guerre avec les Russes, l’escalade du conflit, la troisième guerre mondiale.

​– Mais Neil, cela n’explique pas pourquoi personne n’en parle ! C’est de l’histoire, non ?

​– C’est vrai Jason, mais ceux qui ont douté de notre voyage ont persisté à nier la vérité, et ne veulent toujours pas y croire. Quant à ceux qui me faisaient confiance, ils ont eu honte. Honte de leur pays, honte de leurs concitoyens. Le sujet est devenu tabou. Quand le président a nommé son propre fils, Donald Trump, au ministère de l’Éducation, les faits ont simplement disparu des manuels scolaires. Et puis la guerre a tout balayé, il n’y a plus vraiment d’intérêt à en parler aujourd’hui.

​Avec le temps, seuls quelques hommes savent que je suis le premier, et le dernier homme à avoir marché sur la Lune ...

​Et que si j’avais réussi à ramener des preuves, ou si j’avais agi autrement avec Nixon et Trump, rien de tout cela ne serait arrivé. Au fond, soupira-t-il en montrant

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du doigt le ciel enflammé qui leur faisait face, tout est de ma faute. »

Neil Armstrong ne put soutenir le regard de son arrière-petit-fils, et détourna les yeux. Au loin, le bruit des premières bombes du soir se faisait entendre. La teinte rouge du ciel devenait plus intense à certains endroits, comme si la radioactivité qui dominait depuis la guerre était réveillée là-bas, sur les collines où tonnaient les armes, par les explosions en série. Une alarme se déclencha près de Jason.

​« Il va falloir y aller petit, c’est l’heure.

​Jason regarda son arrière-grand-père se lever avec difficulté et se diriger vers l’abri antiatomique.

​– C’est pas ta faute, Neil !

​Neil se retourna et vit le visage de son arrière-petit-fils baigné de larmes.

​– Je sais Jason. Viens maintenant. »

​Ils se courbèrent ensemble pour passer la lourde porte de plomb qui les protégerait des radiations nocturnes et Neil verrouilla le système de sécurité.

​« Puisque tu connais toute l’histoire, il faut que je te

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raconte maintenant ce qui sera peut-être ta future mission, Jason : comment faire pour revenir un jour sur la Lune ! »

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