Distinction

La nouvelle de l'Espace - 2019

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Korolevskaya mechta.

Par Thierry FAUQUEMBERGUE

Le camarade Vasily Mikhaïlovitch en concert dans l'église orthodoxe de Philadelphie.

Le gros titre occupait toute la une du quotidien de ce matin. Jane Allistair déposa le journal sur le guéridon, puis alla verser un peu de lait dans l'écuelle du chat qui se frottait désespérément contre ses jambes. Elle s'approcha ensuite de la fenêtre du salon et l'ouvrit en grand pour profiter des premiers rayons de soleil, avant que la chaleur ne l'oblige à fermer les volets. Dehors, l'angle de Haddonfield Rd et de Garden Park Blvd s'éveillait tranquillement : un livreur répétait les allées et venues entre sa camionnette Volga et le distributeur de Coca-cola. Les serveuses du Teremok pénétraient par groupes de deux ou trois dans le fast-food pour mettre

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en place la salle. La circulation, encore fluide à cette heure, ne tarderait pas à se densifier en direction du centre. Elle fermerait la fenêtre à ce moment-là.

Jane s'installa confortablement dans son vieux fauteuil élimé, cala dans son dos le cousin à billes que les enfants lui avaient offert pour ses quatre-vingts ans, et reprit son exemplaire du Kommersant. Sa main tremblante trouva ses lunettes dans le panier à ses pieds. Elle ne put s'empêcher de vérifier la date une nouvelle fois. À son âge, sa mémoire n'était plus si fiable, et bien qu'elle se souvienne parfaitement s'en être déjà assuré, c'était devenu une habitude. 20 juillet 2019. Cinquante ans, jour pour jour. Elle songea avec amertume que cette date aurait pu entrer dans l'Histoire. Le sort en avait voulu autrement.

Sans impatience, elle tourna la première page pour consulter le sommaire. Elle espérait, sans trop y croire, que le monde s'en souviendrait. Au moins cette année. Un homme était mort, tout de même. Un héros.

La vieille femme ne put réprimer un sourire. Si son Tony l'accompagnait encore, il lui aurait répété sa

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sempiternelle rengaine : les héros, c'est comme les sportifs, seuls les premiers existent !

Rien dans les pages internationales ni dans les nationales. Tony avait souvent raison. À quoi s'attendait-elle, en fin de compte ? Elle se traita de vieille folle, ironisa sur sa naïveté, tout comme elle le faisait régulièrement lorsqu'elle se surprenait à observer là-haut, les nuits de pleine Lune. Quand elle essayait insensément d'apercevoir quelque chose sur la surface du satellite.

Peut-être demanderait-elle à son fils Piotr d'effectuer une recherche pour elle sur le kompset' : quelques sites spécialisés évoqueraient certainement l'évènement. Avec une légère déception, elle replia le journal, appuya sur le bouton de l'accoudoir pour incliner son fauteuil et se releva. Couché sur le canapé, le chat se contenta de redresser la tête pour l'observer un instant, bâilla profondément et reposa son museau entre ses pattes. Jane connaissait toujours une petite période de mélancolie à cette époque de l'année. Mais cet anniversaire-ci — quelqu'un d'autre s'en souvenait-il ? — la touchait particulièrement. Elle rangea la bouteille de vodka que Piotr avait laissé posée sur le buffet la

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veille au soir, puis ouvrit le tiroir du haut pour en exhumer un album photo à la couverture plastique jaunie.

Pourquoi s'en voulait-elle toujours, si longtemps après ?

Elle le posa sur la table en Formica de la cuisine, alluma le poste radio et prit place pour se replonger dans le passé. Les premières pages montraient des femmes à demi nues, arborant fièrement leur soutien-gorge ou leur gaine. Ses années Playtex, comme elle se plaisait à les désigner. À l'époque, elle faisait partie des meilleures couturières de la société. Les dirigeants faisaient souvent appel à elle lorsqu'un modèle leur opposait davantage de résistance qu'à l'accoutumée. Quand la NASA les avait contactés pour concevoir les combinaisons spatiales d'Apollo, ses responsables avaient tout naturellement pensé à elle pour intégrer l'équipe sélectionnée. À trente-trois ans seulement, ce choix avait provoqué pas mal de jalousie chez les plus anciennes.

Comme elle aurait souhaité ne pas être remarquée, ce jour-là...

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Entre deux reklama, un message de la radio lui remémora de boire régulièrement pendant la journée, pour lutter contre la canicule qui sévissait. Elle se versa un verre d'eau au robinet et le déposa au milieu de la table, pour s'en souvenir un peu plus tard dans la matinée.

La page suivante présentait des photos du centre spatial Gagarine, rebaptisé ainsi dans les années quatre-vingt-dix. À l'époque, il s'appelait Kennedy. Suite à la signature du contrat entre Playtex et la NASA, une visite avait été organisée pendant l'été. Un sourire se dessina sur les lèvres de Jane en songeant qu'elle s'apprêtait à y retourner dans quelques jours, avec sa fille. Les photographies suivantes montraient Jane et deux collègues féminines en compagnie de Buzz Aldrin, puis de Neil Armstrong. Dans ces années-là, les États-Unis étaient encore persuadés d'être un modèle pour le reste du monde. Rien ne leur semblait impossible.

Les prochaines images détaillaient les nombreuses parties de la combinaison, les premiers patrons utilisés pour réfléchir aux différentes pièces à découper.

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Plusieurs versions s'étaient succédées, pour lesquelles l'équipe avait dû étudier chaque forme, chaque pli des matériaux. La moindre couture.

Elle prit un mouchoir pour sécher une larme naissante. La dernière page montrait les cosmonautes lors des ultimes séances d'essayage. Ensuite s'accumulait une multitude de coupures de presse.

Jane se souvenait parfaitement de chaque minute, chaque seconde de ce soir-là : l'excitation pendant l'interminable attente, et enfin l'apparition de Neil, au sommet de l'échelle. La stupéfaction, derrière les écrans du monde entier, quelques secondes plus tard, quand l'impensable s'était produit. Une probabilité infinitésimale, s'étaient lamentés les scientifiques pendant que l'humanité restait sous le choc. Une micrométéorite avait percuté Neil au niveau de la poitrine, près de l'aisselle. La couche extérieure de la combinaison, prévue entre autres pour résister à ce genre d'impact, avait répondu aux exigences. Pas la couture voisine. C'était un corps déjà inerte qu'Aldrin avait tiré dans la capsule par le fil de vie. Pas mesure de sécurité, sa sortie avait été annulée quelques minutes plus tard.

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Grâce à une étude menée a posteriori, les experts n'avaient pas remis en cause la qualité des coutures elles-mêmes, mais leurs emplacements, qui induisaient une faiblesse structurelle qui aurait pu être évitée en les disposant d'une autre manière.

À l'heure du choix entre les différentes options de montage envisagées, Jane avait pesé de tout son poids en faveur de la solution finalement adoptée. Elle s'était toujours sentie responsable, en partie, du drame. Des milliers d'éléments menaçaient la mission et l'existence de ces cosmonautes. Celui-là avait coûté la vie à un homme au courage sans commune mesure.

Cinquante ans plus tard, le monde avait totalement oublié ces héros.

Tandis que les États-Unis s'enlisaient dans l'effort de guerre au Vietnam et délaissaient pour un temps la course à la Lune, la réussite des Russes, six ans après, avait représenté un exploit célébré unanimement. Les successeurs de Korolev étaient parvenus à imposer le projet N1F au reste du monde.

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La vieille femme referma l'album et traversa le salon pour repousser la fenêtre. En bas dans la rue, un homme muni d'une perche télescopique renouvelait l'affichage publicitaire, remplaçant l'immense mannequin en manteau de vison par le visage démesuré d'Alexei Kotov, le célèbre acteur moscovite. Elle regretta un instant sa Louisiane natale. Son état possédait toujours sa propre identité, au moins. Ici, à Philadelphie, comme dans toutes les grandes villes du monde désormais, l'influence culturelle russe devenait trop importante à son goût. Les jeunes ne juraient plus que par la musique slave et les mouvements libertaires de Saint-Pétersbourg.

Sans trop savoir pourquoi, elle eut envie d'entendre la voix de Margaret, l'une des rares collègues de cette époque avec qui elle ait conservé le contact depuis tout ce temps. Probablement le fait d'avoir ressorti ces anciennes photos... ou pour ne pas rester seule aujourd'hui, tout simplement. Pouvoir encore partager quelque chose avec quelqu'un. Elle sélectionna le numéro et écouta les sonneries se répéter dans le vide. Elle raccrocha. Elle ne souhaitait pas se contenter d'un vieil album aux images défraîchies. Pas cette année, pour

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cette commémoration spéciale. Neil méritait davantage de respect que cela.

Elle extirpa donc la coupure de presse où il apparaissait en grand format, puis l'installa sur le buffet, calée contre le mur. Ce n'était pas grand-chose, mais au moins ils passeraient la journée ensemble.

Jane observa avec tristesse le regard si déterminé qu'il affichait. Le silence de l'appartement sembla soudain l'étouffer, bien plus que la chaleur qui montait. Comme ses yeux se posaient sur le programme de télévision, elle songea qu'une des émissions sur le câble diffuserait peut-être un reportage ? Parmi ces dizaines de chaînes inutiles, l'une d'elles se démarquerait peut-être... Elle examina attentivement le déroulé du dimanche, colonne après colonne.

Soupir.

Par chance, quelqu'un frappa à la porte avant que la solitude ne revienne la hanter. Elle ouvrit sur Ethan et Lily, ses deux petits-enfants, qui entrèrent aussitôt pour l'embrasser.

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— Je ne vous attendais pas aujourd'hui, s'étonna agréablement la vieille femme en serrant sa fille, leur mère, entre ses bras.

— Mais, maman, je t'ai appelée avant-hier ! Je t'ai dit que nous passerions te chercher vers onze heures...

Son beau-fils pénétra à son tour dans la pièce, les clefs de voiture à la main.

— Tu avais parlé de jeudi.

— Ben oui, et c'est aujourd'hui, jeudi...

Le regard de sa mère sembla se perdre un instant.

— Mais... Tu es sûre ? On est bien le 20 juillet, pourtant : j'ai vérifié sur le journal, ce matin...

Sa fille lui adressa un sourire. Derrière eux, les enfants allumaient déjà la télévision sur des reklama.

— Oui, maman. Nous sommes jeudi 20 juillet.

— Jeudi ? Mince, je ne sais pas pourquoi, j'étais persuadée que nous étions dimanche ! Je n'ai même pas

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préparé ma valise... commença-t-elle à s'affoler.

— Ne t'inquiète pas, je vais t'aider. On a tout le temps. Ce soir, nous dormirons à l'hôtel, pour arriver au centre spatial de bonne heure demain matin.

Jane prenait déjà la direction de sa chambre, sous le regard attendri de sa fille qui savait toute l'importance de ce jour aux yeux de sa mère. Une petite heure plus tard, la famille embarquait dans le dernier modèle de Volga 43. Les enfants, ravis, s'amusaient avec les cadeaux récoltés grâce au menu jeune âge avalé au Teremok un instant auparavant. Assise sur le siège passager, au côté de son beau-fils, la vieille femme observait paisiblement les magasins défiler, le cœur joyeux.

Les choses auraient-elles été différentes, si Neil Armstrong avait posé le pied sur la Lune ?

Elle se l'était souvent demandé.

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