Deuxième Prix

La nouvelle de l'Espace - 2019

(Tous droits réservés)

 

Jettison bag.

Par Xavier LHOMME

Depuis que je suis mort, je vis dans une sorte de village perdu quelque part dans le temps et l’espace. Mes voisins s’appellent Elvis P., Jehanne d'A. ou Napoléon B. Nous avons tous, à un moment ou à un autre, été en contact avec la société « Au temps pour moi » qui nous a accordé le privilège de vivre après notre décès, moyennant quelques participations à des colloques, séminaires ou groupes de recherche.

​Je croise souvent Isaac N., Indira G., Leonardo da V. et bien d’autres personnalités connues de tous ou, plus exactement, que tout le monde croit connaître. C’est également mon cas, et mon histoire a été plus souvent narrée par les autres que par moi-même. J'irais jusqu'à dire que je suis l’un de ceux qui se sont le moins

3

exprimés à ce sujet ! Il est vrai que mon naturel est d’être plutôt réservé. C’est certainement ce trait de caractère qui a fait que les responsables de la NASA m’ont désigné pour être le premier homme à poser le pied sur la Lune. Ils se doutaient que je n'en ferais pas des tonnes, contrairement à ce vieux Buzz qui adorait parler et parader.
​Aujourd'hui, je peux raconter ce qu’il s'est réellement passé en 1969.

​Nous décollons comme prévu le 16 juillet de Cap Canaveral. Une révolution et demie en orbite terrestre plus tard, nous atteignons la vitesse de libération de l’attraction terrestre. Le trajet vers la Lune dure soixante-douze longues et mornes heures au cours desquelles nous nous consacrons à des tâches anodines destinées à nous occuper l'esprit et les mains plus qu'à faire progresser la science. Imaginez trois hommes dans la force de l’âge, aux corps d’athlètes et aux gestes vifs et précis, entassés dans une petite boîte de conserve au milieu de nulle part ! L'ambiance au sein de l’équipage est assez singulière : Michael Collins boude parce qu'il ne posera pas le pied sur la Lune, Buzz Aldrin ronchonne parce qu'il ne sera pas le premier à le faire

4

et je fais la gueule parce que je sens que ce privilège va m'attirer des histoires.
​Entre nous, étant pilote d’essai, c’est de voler qui m’intéresse, pas de marcher. Même si c’est sur la Lune. Homme d’action enclin au pragmatisme, je pense exclusivement à la bonne exécution de notre mission. Mes deux collègues, s’ils sont également de fins techniciens et d’excellents pilotes, ont également une vision politique et historique de ce que nous sommes en train d’accomplir. Collins, par exemple, est très préoccupé par les mots que je vais prononcer une fois sur le sol lunaire.
​- Neil, alors, tu y as réfléchi ? La portée symbolique est essentielle.
​- Non, mon vieux. Je crois que ça me viendra tout seul au moment propice.
​- C’est juste pas possible, Neil ! Il faut que tu prépares quelque chose. Des millions de personnes vont regarder ça en direct à la télévision, tu ne peux pas les décevoir. Que penses-tu de « A la gloire de Dieu et de l’Amérique » ?
​- Je ne sais pas...
​- Je propose « Qui va à la chasse perd sa place », intervient Aldrin, d’un ton très neutre.

5

Collins proteste aussitôt :
​- Voyons, ce n’est pas du tout adapté ! Il faut un message qui soit à la fois porteur d’espoir, digne et enthousiaste !
​- Buzz plaisante, dis-je à Michael.
​Mais Aldrin continue :
​- Que dites-vous de « Les cimetières sont remplis de gens qui se croyaient indispensables » ?
​- Ce n’est pas drôle, Buzz, s’énerve Collins. Pense aux générations futures ! Pense aux Russes qui vont se moquer de nous !
​- « Il vaut mieux être seul que mal accompagné », alors ?
​Je me dis à ce moment que soixante-douze heures, cela peut être très long ! Il faut bien libérer cette énergie. Même la procédure de mise en orbite autour de la Lune n’empêche pas Collins et Aldrin de continuer leur joute.
​- « Pierre qui roule n'amasse pas mousse » ?
​- Pfff. Je préférerais « Vers l’infini et au-delà ! »
​- « Après la pluie le beau temps » ?
​- Neil, dis quelque chose !
​- Laissez Papa tranquille, les enfants. On arrive bientôt.
​La manœuvre de séparation du LEM et du CSM les interrompt. Après de viriles accolades, Aldrin et moi laissons Collins dans le Module de commande et de service. Il tournera autour de la Lune pendant que nous

6

irons nous y promener. Sitôt l’écoutille refermée, mes deux coéquipiers accaparent la fréquence radio.
​- Neil, as-tu pris une décision ? relance Collins.
Que penses-tu de « Vive la démocratie et le commerce libre » ?
​- « On n'est jamais si bien servi que par soi-même », propose Aldrin.
​Pour penser à autre chose, je déconnecte le pilote automatique et préviens Houston :
​- Centre de commandes ? Il me semble que la zone d’alunissage n’est pas sûre...
​- « On ne fait pas d'omelette sans casser des œufs ! »
​-...je passe donc en commandes manuelles et j’essaie de trouver un meilleur endroit.
- Ici Houston. Bien reçu. Faites vite, vous n’avez que trente secondes de carburant. C’est quoi cette histoire d’omelette ?
​- Laissez tomber, Houston. Buzz et Michael s’amusent. Je suppose qu’ils ont besoin d’évacuer la tension accumulée.
​L’alunissage se déroule sans encombre. Aldrin et moi passons les heures suivantes à vérifier tous les systèmes et à mettre en place une procédure de départ d’urgence en cas de besoin. Nous finissons par faire un peu de

7

ménage dans la cabine ; nous remplissons un sac poubelle avec nos déchets. C’est fou ce que trois hommes loin de leurs femmes peuvent salir en si peu de temps ! Houston nous donne enfin le feu vert pour sortir. Nous enfilons nos casques et dépressurisons la cabine. Quand, après quelques contorsions, je me retrouve enfin debout sur l’échelle, Aldrin me passe le sac poubelle.
​- « Il n'y a que le premier pas qui coûte », me suggère-t-il pendant que je laisse tomber le sac sur le sol depuis le haut de l’échelle.
​J’allume la caméra extérieure : désormais le monde entier nous voit à la télévision. Je descends l’échelle. Elle ne s’est pas déployée jusqu’au sol, il manque un bon mètre. Je saute dans le vide. Un moment plus tard, je touche la poussière lunaire.
​Ça y est, c’est fait.
​Je lève la tête vers le sommet de l’échelle :
​- Buzz, qu’est-ce que je fais du sac poubelle ?
​Deux secondes passent. C’est Collins qui intervient, depuis l’orbite lunaire, d’une voix étranglée.
​- Neil, j’ai bien entendu ce que tu viens de dire ?
​- Ben quoi ?

8

​- Tu es le foutu premier humain à poser ton foutu pied sur cette foutue Lune et tout ce que tu trouves à dire concerne la foutue poubelle ?
​Surpris, je ne trouve qu’une chose à répondre :
​- Tu ne devrais pas parler comme ça, Michael : tes enfants et ta femme regardent la télévision en ce moment même !
​- « La plus jolie foutue fille du monde ne peut donner que ce qu'elle a », soupire Aldrin.
- Ici Houston. Ne parlez pas tous à la fois, les gars. C’est très confus. Que se passe-t-
​Tout s’arrête d’un coup.
​Plus un bruit.
​Plus un mouvement.
​Figé dans ma combinaison, essayant en vain de comprendre ce qui me paralyse ainsi, je crois halluciner en voyant arriver, surgi de nulle part, un petit véhicule à chenilles. Il s’immobilise à deux mètres de moi. Pendant que le nuage de poussière retombe doucement, deux silhouettes en combinaison de travail et casque opaque sortent de la cabine. Ils me transportent à l’arrière de la chenillette. Nous repartons dans l’autre sens. Je hurlerais bien, ne serait-ce que pour me décontracter, mais je suis tétanisé.

9

Alors j’attends la suite.
​Nous roulons moins d’une minute. Le véhicule s’arrête et la lumière s’allume. Une explosion de lumière : c’est éclairé comme dans un stade lors de la finale du Super Bowl. Ma paralysie s’atténue lentement. Je cligne des yeux et discerne peu à peu ce qui m’entoure : des gradins, immenses, à perte de vue. C’est un stade ou une arène, gigantesque. Des dizaines, voire des centaines de milliers de personnes sont là, agitant des banderoles et des fanions dans un bruit incroyable. Elles n’ont pas de masque, pas de combinaison étanche, juste des vêtements colorés aux formes et matières étranges. Probablement des hippies. Mais...
​Du bruit ? Pas de masque ? Stupéfait, je commence à comprendre : tout ça n’est qu’un leurre, la NASA a simulé toute l’opération, probablement pour berner les Russes ! C’est fort, très fort ! Moi-même je n’y ai vu que du feu. Pendant que les deux individus de la chenillette me remettent sur pied, un homme en costume étrange se dirige vers moi. Il a l’air aimable mais un peu contrarié. Je prends les devants :
​- J’ai tout fait foirer avec le sac poubelle, n’est-ce pas ?
​Il me fait signe d’enlever mon casque.

10

​- Bonjour, monsieur Armstrong. Effectivement, ce n’était pas la réplique attendue, ahah ! Mais cela n’est pas grave, tout peut s’arranger, hihi !
​- Mais, le direct ? Les Russes ?
​- Ohoh ! Je crois qu’il y a un malentendu, Neil. Je peux vous appeler Neil ? Appelez-moi Zill. Je suis animateur pour la société de voyages « Au temps pour moi ».
​- Voyages ? Vous n’êtes pas de la NASA ?
​- Non, j’en ai bien peur, haha ! Mais laissez-moi vous présenter au public.
​Il se retourne vers les gradins.
​- Faites-moi un « n » !
​- N ! répond la foule dans un bruit de tonnerre.
​- Faites-moi un « e » !
​- E !
​- Faites-moi un « i » !
​- I !
​- Faites-moi un « l » !
​- L !
​- Neeeeeiiilll ? interroge Zill.
​- AAAARMSTROOOONG ! rugit la foule.
​- Neil Armstrong ! reprend Zill en se tournant vers moi. Prêt pour une interview ?

11

- Non. Adressez-vous à Buzz Aldrin, il adore ça.
- Tut tut tut ! Voyons, Neil, qui est le premier à avoir marché sur la lune ?
Il se tourne vers le public.
- Qui est le premier ?
- NEEIIL AAARMSTROOOONG !
​- Et qu’avez-vous dit en posant le pied sur la Lune ? reprend Zill en s’adressant à moi.
​- Un truc à propos de la poubelle. Ok, c’est nul, j’ai compris. On va pas non plus en faire une chanson !
​Zill pivote à nouveau vers le public.
Quelle est la phrase que Neil Armstrong a prononcée le 20 juillet 1969 à 20h17, heure solaire ?
​Toute l’assistance se met debout et récite à pleine voix :
​- C'EST UN PETIT PAS POUR [LA FEMME / L’HOMME / AUTRE GENRE] MAIS MAIS UN BOND DE [GÉANTE / GÉANT/ AUTRE PERSONNE DE GRANDE TAILLE] POUR L'UNIVERSALITÉ !
​Et ils se mettent à crier et applaudir longuement. Je regarde Zill.
​- C’est quoi ce cirque ?
- La Mer de la Tranquillité, haha !
​- Très drôle.

12

- Ne vous fâchez pas, Neil, je vais vous expliquer. Nous sommes des personnes de votre lointain futur. L’entreprise pour laquelle je travaille organise des voyages temporels touristiques à caractère culturel. Nous proposons des destinations très prisées comme la Crucifixion de Jésus, l’Incendie de Rome, la Bataille de Waterloo, l’Attentat du 11 septembre...
​- Quel attentat ?
​- Oups ! Hoho, rien, je ne n’ai rien dit.
​Il s’adresse aux gradins :
​- Je n’ai rien dit, n’est-ce pas ?
​- SIIII ! TU L’AS DIIIIIT !
​- Quoi qu’il en soit, nous avons installé cette salle de spectacle pressurisée et climatisée, avec tout le confort imaginable pour 500 000 personnes. Le tout est invisible et indétectable depuis l’extérieur.
​Des voyageurs du temps...
Vu ce qui se passe ici, je n’ose imaginer le bazar qu’ils ont pu mettre au Golgotha !
​- Dites, Zill, Galilée a bien prononcé « Et pourtant, elle tourne ? »
​- Vous le lui demanderez à l’occasion ! Et vous verrez qu’il raconte beaucoup de platitudes. Il est toutefois plus

13

sympathique que Néron, qui s’enflamme facilement et chante comme un...
​Inquiet pour ma réserve d’oxygène, j’interromps l’animateur.
​- Dites, Zill, j’ai un boulot à terminer et j’ai bien peur d’avoir des comptes à rendre à ma hiérarchie. Vous savez, les militaires...
​- Pas de problème. Et ne vous inquiétez pas, on va tout faire comme il faut. Actuellement, le temps sur la Lune est suspendu. Nous allons reprendre au moment où vous lâchez l’échelle. Dès que vous touchez le sol, prononcez la phrase que tout le monde attend.
​- Et après je ne me souviendrai plus de rien ?
​- Si, hélas ! Et le pire c’est que vous serez le seul à savoir la vérité, jusqu’à votre mort. Inutile de dire que je vous déconseille de raconter ce qui se passe en ce moment : vous finiriez à l’asile. Mais nous vous offrirons une compensation par la suite.
​- Après ma mort ? Le paradis et tout ça ?
​- Non, pas le paradis : nous ne sommes qu’une entreprise commerciale ! Mais un lieu de villégiature pour les personnalités qui ont fait la fortune de la société « Au temps pour moi ». Vous y serez très bien, en bonne

14

compagnie, et vous aurez l’âge que vous voudrez. Depuis le premier voyage dans le temps de Herbert Gooseneck, en 2063, nous avons beaucoup progressé.
​- Ok, ok, je ne comprends rien, mais faut y aller. C’est quoi la phrase, déjà ?
​- C'est un petit pas pour [la femme / l’homme / autre genre] mais mais un bond de [géante / géant/ autre personne de grande taille] pour l'universalité !
​- Je ne suis pas sûr de me rappeler de tout ce charabia. On peut faire plus simple ?
​- Ça ira, vous verrez.

Il a fallu neuf prises : je ne suis vraiment pas doué pour ce genre de choses. Neuf fois, je me suis retrouvé en plein saut après avoir lâché l’échelle, je suis tombé lentement vers la poussière grise de la Lune et j’ai bafouillé mon texte que Zill a finalement accepté de raccourcir. La dernière version, à défaut d’être bonne, est la moins mauvaise. Si longtemps après, tout cela n’a plus beaucoup d’importance.
​Hier, Buzz est enfin arrivé au village. Nous nous sommes jetés dans les bras l’un de l’autre. Il m’a bien

15

regardé et, dans un grand sourire, il m’a dit :
​- Même ici, il a fallu que tu arrives avant moi !
​- Oui, Buzz. Mais ici aussi, c’est moi qui sors la poubelle.

16