Distinction

La nouvelle de l'Espace - 2016

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TERRA

Par François CHOLLET

Les choses ne se présentaient pas du tout comme elles avaient été prévues. Excusez-moi, pour un programme de navigation spatiale qui réunissait près de dix pays et avait coûté la bagatelle de 1000 milliards de crédits, ça ne faisait pas très professionnel. En rentrant, je leur en dirai des nouvelles. Le système de réveil s’est déclenché trop tôt. Il était censé me ramener à température ambiante vingt quatre heures avant l’atterrissage, et je suis sorti de mon sommeil artificiel à plus d’une semaine de vol de Terra.
Une semaine à poireauter en regardant la jumelle de la planète bleue à travers le hublot de ma minuscule cabine, ça n’aurait pas été gênant si le processus m’avait décongelé correctement. Mais en plus je me suis réveillé avec le côté gauche encore glacé, dur comme du bois, et

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il a mis trois jours à revenir à 37°C. J’avais l’impression désagréable de trimbaler deux blocs de glace de trente kilos chacun au bout de l’épaule et de la hanche. Sans compter que la chair brûle terriblement, quand elle se réchauffe. Heureusement tout était rentré dans l’ordre à l’arrivée.
Terra ! Ils n’avaient rien trouvé de plus original pour surnommer ma destination. Sous prétexte que c’était une Terre bis, la seule planète de l’univers connu ressemblant à la notre. Cette analogie avait fait de Terra la cible de la coopération internationale. On cherchait un exutoire pour la surpopulation humaine, et j’étais chargé d’aller voir si c’était vivable, là-bas.
L’atterrissage, troisième bug. Le module a refusé de se retourner. Je me revois descendre avec les pieds en l’air et la tête en bas. Tout est automatique là-dedans, impossible de remettre la capsule dans le bon sens. J’ai paniqué sans rien pouvoir faire, jusqu’à ce qu’on accoste à l’envers. Wwam ! Gros choc de tôle. Heureusement qu’ils avaient choisi de me poser dans un endroit mou. Un genre de prairie. Quand je dis prairie, oubliez les images champêtres et les herbes vertes ondulant sous une jolie brise parfumée. Sur Terra il n’y a pas de vert.
J’étais tourneboulé par mon arrivée cul par-dessus tête.

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Le temps de me désangler, de vérifier qu’il n’y avait pas trop de casse et que les capteurs de ma fusée testent l’ambiance extérieure, j’ai eu l’esprit occupé. Mais une fois que j’ai ouvert la porte ça m’a sauté aux yeux : leur herbe ne ressemblait pas à la notre. Comment la décrire ? Pas vraiment incolore, avec des reflets grisâtres, genre bave d’escargot. Rien à voir avec la prairie traditionnelle. À tel point que je me suis demandé ce que c’était. La couleur verte fait partie intégrante du concept de prairie, et j’ai vraiment regardé à deux fois pour me convaincre que c’était bien de l’herbe, à perte de vue, mais pas verte…
J’ai découvert un autre problème : comment descendre de cette satanée fusée posée sur la tête ? Les barreaux de l’échelle me narguaient, menant vers le ciel. Vers le bas il n’y avait que la paroi lisse de mon engin. J’étais au moins à trois mètres du sol. Je n’allais pas sauter, me fouler la cheville, et rester là avec mon pied tordu à attendre une ambulance venue de la Terre. D’ailleurs, même si je me réceptionnais correctement, comment remonter ? Je me suis souvenu qu’il y avait un filin dans la caisse à outils de la capsule. Je suis allé le chercher, et c’est à ce moment là que j’ai réalisé que le vert n’existait pas sur cette planète. Ma brosse à dents verte avait la même couleur

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que la prairie, dehors. Idem pour mon verre à dents jaune, posé à côté. J’ai pensé à une théorie, et j’ai fouillé dans mon placard : mon tee-shirt orange, lui aussi, s’était affadi. Mon hypothèse se confirmait : la couleur primaire jaune ne s’exprimait pas sur Terra. Elle se fondait, avec ses deux complémentaires, le vert et l’orange, en une teinte écumeuse.
Mon regard avait du mal à supporter ce phénomène. Il essayait de reconstituer les couleurs comme sur Terre, ça faisait une mécanique bizarre dans mon cerveau. Pour me changer les idées je me suis concentré sur mon filin. Je l’ai arrimé solidement à un des meubles scellés de la cabine et je l’ai balancé à travers la porte. Je me suis ensuite laissé glisser vers le sol, avec la certitude de pouvoir réintégrer mon refuge quand je le voudrais.
J’allais poser le pied sur Terra. J’avais préparé, avant mon départ, une grande phrase historique du genre « Un petit pas pour l’homme, un grand pas pour l’humanité». Depuis Neil Armstrong, personne n’avait fait quelque chose d’aussi marquant que ce que j’allais accomplir. Sauf que mon message mettrait des années à parvenir à la Terre et que ce délai ôtait toute spontanéité à ma phrase culte. J’ai pensé : un jour les radios du monde entier vont diffuser ce message : jadis, Robert Mercier a dit:

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« Un saut de puce pour moi, un bond de géant pour l’Homme avec un grand H ». Avec le recul cette déclaration tomberait à plat. Je n’ai pas appris grand-chose de la vie mais je sais qu’il vaut mieux se taire que risquer le ridicule. Alors je suis arrivé sur le sol et je n’ai rien dit. Les médias se débrouilleront pour pondre des commentaires à la hauteur de l’événement. Après tout, c’est leur métier.
L’herbe translucide s’étalait jusqu’à l’horizon. La seule chose qui dépassait, c’était mon vaisseau, avec ses pieds en l’air et son air penché. Belle image, vaguement déprimante… Je me suis éloigné.
Je me sentais léger. La gravitation est plus faible ici que sur Terre. Sensation agréable. Je regardais le ciel bleu, les nuages blancs. Et pour la première fois, à travers une déchirure entre deux cumulus, j’ai vu le soleil. Incolore. Cette histoire de couleurs disparues restait un mystère. Je ne m’y connais pas assez en optique pour le résoudre tout seul, alors on en parlera avec l’équipe à mon retour.
J’ai palpé les plantes. Sous mes doigts gantés elles avaient le même toucher que les graminées terrestres. Ça me rassurait, de sentir quelque chose de normal. J’ai pu passer à la suite. Il était temps de sortir mon attirail scientifique, ces appareils perfectionnés qui allaient

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mesurer, analyser, prélever. J’étais chargé de ramener plein de données et quelques échantillons, le nécessaire indispensable pour savoir si l’espèce humaine pouvait envisager de s’installer ici.
C’est à cet instant que le truc est arrivé. Le machin, quoi. Ça volait sans bruit dans ma direction. D’abord un point au loin, puis en s’approchant c’est devenu une espèce de robot avec plusieurs bras articulés et une tête à chapeau pointu. Rouge, le chapeau. Le reste du truc, bleu et violet. Toutes les couleurs disponibles sur Terra.
J’avais de la chance. Une de mes principales missions consistait à chercher de la vie intelligente sur cette planète, et je n’étais pas sorti à l’air libre depuis dix minutes que cette vie, ou une preuve de cette vie, se déplaçait jusqu’à moi. Le truc s’approcha à quelques mètres. Il se tenait en vol stationnaire à ma verticale, sans faire de bruit. À ce moment là, alors que je trouvais curieux de ne pas distinguer le moindre son de moteur ou de je ne sais quel coussin d’air intégré en provenance de mon visiteur, je me suis rendu compte que je n’entendais rien du tout depuis mon arrivée.
Je dressai l’oreille. Je montai à fond le volume des écouteurs de mon casque. Je frappai dans mes mains. Rien. Les sons ne se transmettaient pas sur Terra. Je ne

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comprenais pas comment un tel phénomène était possible. Ça aussi, on allait en discuter au retour.
Sur le coup, ça m’a filé une poussée d’angoisse. Cette planète était trop bizarre. J’ai pris une respiration profonde, comme on m’avait appris à le faire en cas de coup dur. Ça aurait pu me détendre, sauf que le truc s’est posé devant moi. Ça m’a fait remonter en tension. Il faisait une cinquantaine de centimètres de haut. Je ne distinguais aucun organe connu. Ce machin était étrange, c’est tout ce que j’aurais pu en dire, et je n’en disais rien parce personne ne m’aurait entendu.
En préparant cette expédition, on avait anticipé une éventuelle rencontre avec des habitants de Terra. Les gars du staff avaient rédigé une belle allocution d’amitié entre les peuples. On avait travaillé ma voix, pour que j’aie l’air aimable.
Avec ce silence imprévu ma déclaration tombait à l’eau. Je me suis contenté d’adresser vers le truc quelques mouvements censés exprimer l’empathie, la vénération et la curiosité. Mais va formuler tout ça en esquissant des gestes sous une combinaison spatiale… Mon agitation muette ne fit aucun effet à l’inconnu, qui soudain redécolla et disparut à vive allure.
Je restais seul. La perte du jaune, l’absence de sons me

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déprimaient. J’eus à nouveau le réflexe d’enfoncer mes mains dans l’herbe épaisse, pour vérifier que mon toucher fonctionnait bien. Je savais que si je gambergeais trop longtemps j’allais filer un mauvais coton. Alors je me suis concentré sur ma feuille de route et j’ai réintégré ma cabine.
J’ai travaillé un long moment à sortir l’appareillage complexe que je devais déployer à proximité du vaisseau. J’ai mis le matériel en marche, attentif au fonctionnement des capteurs, des cadrans. Une fois ma tâche accomplie j’ai senti mon estomac gargouiller. J’avais faim.
J’ai fermé la porte de mon engin et je l’ai pressurisé. J’avais hâte d’enlever ma combinaison pour tester mon goût et mon odorat. Heureusement je n’avais rien perdu de ce coté là. Je me suis préparé une barquette lyophilisée de bœuf bourguignon aux pommes de terre. Son goût exécrable et son odeur poussiéreuse n’avaient pas changé, et ça m’a fait plaisir parce que ça me donnait une stabilité sensorielle dont j’avais bien besoin. Je me suis ensuite allongé, pour faire la petite sieste post prandiale recommandée aux explorateurs de l’espace par tous les manuels de vol.
Vingt minutes de sommeil réparateur plus tard, j’étais en

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pleine forme. Je réintégrais ma combinaison et repris le chemin de Terra. Je fis lentement le tour de mon vaisseau, pour m’assurer une nouvelle fois que l’atterrissage sur la tête n’avait rien endommagé et que je pourrais repartir sans encombre. La manœuvre serait compliquée mais l’ordinateur de bord saurait gérer la situation. Je m’assurais ensuite que ma station de mesures fonctionnait correctement. Je finissais cette inspection quand je les ai vus. Trois trucs. Arrivant de ce que j’avais tendance à appeler l’Ouest, par référence à mon orientation terrestre. Ils ont franchi la colline qui bordait la vue de ce coté là et se sont arrêtés dans un bel ensemble. J’étais certain qu’ils m’observaient. Avec quel sens ? Dans quelle intention ? Je m’interrogeais sans bouger. Je regardais dans leur direction en tâchant d’accompagner mon regard d’ondes bienveillantes. Ils repartirent bientôt vers là d’où ils étaient venus.
Mon programme prévoyait une tournée dans les alentours. Le moment était venu. L’itinéraire de ma balade était tout tracé. J’allais suivre les trucs. En suivant la seule piste disponible, j’espérais tomber sur d’autres traces d’activité consciente.
Je branchais mon propulseur dorsal et m’envolais à leur poursuite. Arrivé au sommet de la première colline, j’ai

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découvert un paysage sans surprise. De molles ondulations couvertes de la même espèce végétale, épaisse, grisâtre, se succédaient à l’infini. Pas la moindre trace d’existence intelligente. J’accélérais droit devant pour rattraper mon trio de trucs. Je franchis plusieurs vallées à vive allure. J’avais une bonne autonomie. Les consignes m’autorisaient deux heures de vol. Je les utilisais en décrivant un vaste cercle vers l’Est. Sur mon trajet je ne vis pas la moindre trace de trucs, ni de machins, ni quoi que ce soit qui paraisse d’origine artificielle.
Je finis par revenir vers mon vaisseau. J’abordais le dernier relief bredouille, et assez dépité. Ma mission était censé durer une semaine terrestre (quatre jours sur Terra) et je craignais de ne rien trouver. Mon destin dépendait des trucs et de leur réelle volonté d’établir une relation civilisée avec moi. Or je déteste dépendre des autres.
J’étais en train de ruminer ma frustration quand ma fusée apparut. Je ne me suis pas rendu compte tout de suite de ce qui avait changé. Il me fallut approcher d’assez près pour réaliser qu’elle se tenait bien droite, posée dans le bon sens. Un regard de plus m’apprit que ma station de mesures avait disparu. Et c’est presque

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arrivé au pied de mon vaisseau, dans un état de stupéfaction avancé, que je trouvai une pancarte de grande taille sur laquelle était écrit, en bon français bien de chez nous : « Rentre chez toi. Et vite ! »

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