Deuxième Prix

La nouvelle de l'Espace - 2016

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Je suis SAM

Par Clément LECOURT

« Illogique ! Totalement illogique ! se dit Sam, en sortant de l’astromobile. Pourquoi le GPS m’a fait venir ici ? Comment un avant-poste minier aussi vétuste peut m’aider à recharger mes batteries ? ». Le mécano propulsion considéra son ordinateur de bord puis le camp : personne pour l’accueillir et pourtant c’est bien sa destination.

Il réécouta la réponse à son S.O.S : « Ici le camp Mar… Ceci … message ... camp…opératio… une présence humaine… site ». Pas le temps de cogiter : il ne lui restait que 15 % d’électricité.

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Malgré le vent, il distingua une première ligne de modules. Quatre habitations ornées d’un large hublot et coiffées de panneaux solaires. Derrière chacune d’elle, était arrimée une réserve pour les denrées. Sur Mars, on n’agençait plus les bases-vie de cette façon depuis longtemps, trop cloisonné, trop couteux. Seuls les Russes et leur excentricité pouvaient se le permettre. La forme unique des modules – un cône de 8 mètres de diamètre sur 3 de haut dont on aurait coupé la pointe – rendait leur distinction compliquée.

Sam parcourait la planète rouge depuis février 2041 et discernait sans problème une habitation d’un stock alimentaire. Une fois le message d’arrivée transmis au Centre de Commandement - le CC - il s’approcha du premier module.

Son regard se porta au loin, derrière les molles bourrasques, sur l’Usine de Transformation et d’Exploitation des Minerais de Surface - ou UTEMS comme on la désignait plus facilement . On l’avait placée à 100 mètres de là pour éviter une catastrophe, comme celle d’Elon Musk Camp par exemple. Même sans

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oxygène dans l’atmosphère, l’explosion avait éventré le bâtiment dont s’échappaient des dizaines de « martionautes » blessés.

Désormais, on implanterait d’abord les industries puis, assez loin, les camps de vie. Sam calcula que l’avant-poste devant lui devait dater de cette transition, où l’on était passé du « plus vite, plus loin » à « rapidement mais surement ». L’UTEMS fonctionnait comme ses sœurs terrestres. D’abord des excaveuses sortaient des tonnes de roches du sol ; ensuite des trieuses séparaient les différents éléments ; finalement des emballeuses empaquetaient le minerai utile . Dans cette région comme bien d’autres, on extrayait en priorité les perchlorates. Celui d’ammonium servait à la propulsion des fusées et s’avérait donc nécessaire pour les aller-retours vers la Terre. Plus important, certains perchlorates contenaient une quantité non négligeable d’oxygène et même d’eau. Les exploiter était vital. Les UTEMS produisaient presque 25 % des ressources minières et chaque site devait remplir ses objectifs de rendement sous peine de faire tousser la proto-économie martienne. Le mécano stoppa cette digression inutile : son bracelet bipait pour indiquer 10 % de charge.

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Avant d’entrer, il enleva l’épaisse couche de sable ocre qui recouvrait la plaque d’immatriculation : MaRu-044-GroundEx 3. Sam avait vu juste : la base était russe, implantée en 2044 et servait à l’exploitation du sol peu profond. Il avait déjà travaillé dans ces petites stations, les « forettes » comme les martionautes les avaient baptisées, par opposition aux sites où l’on perçait le régolithe sur plusieurs dizaines de mètres. L’ambiance conviviale et communautaire contrastait avec la démesure et l’anonymat de l’immense Marsopolis, la Cité-Capitale.

La porte du sas résista longtemps avant de céder dans un grincement lugubre. Il hésitait. Quelque chose n’allait pas. Aucun courant électrique. Toujours personne. Il se recula pour observer la base. La tempête planétaire Nelly débutait, mais un site productif ne pouvait accumuler autant de poussière. Le nettoyage complet de ces camps s’opérait toutes les semaines et celui des panneaux solaires tous les jours. Au sol, l’oxyde de fer était vierge de trace, exclusivement balayé par le souffle de Nelly.

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A l’intérieur, les particules sur le hublot occultaient la lumière du Soleil. Sans conviction, il enclencha l’interrupteur à côté de la porte. Rien. Il alluma la lampe de sa caméra embarquée et balaya la pièce à toute vitesse malgré le peu de batterie. Aucun intérêt pour lui. D’ici, les habitants de MaRu-044 géraient seulement les paramètres vitaux, taux d’oxygène, niveau de pression, température et non l’acheminement électrique. La fouille rapide des autres habitations lui fit juste perdre son temps et 2 % de batterie.

Où était l’équipe ? Il sortit du dernier module. Ni humains, ni électricité… Les panneaux photovoltaïques à très haut rendement le narguaient dans le crépuscule naissant. Il tourna autour du module et remarqua une gaine à l’arrière du panneau. Elle courait depuis son pied jusqu’à au sol martien pour se perdre sous la poussière. Il se précipita pour déterrer le câble et remonta ainsi à la centrale électrique de MaRu-044.

Camouflée en tumulus, elle culminait à près de 10 mètres, à l’écart de la base-vie. Enterrer exclusivement cette partie de la base montrait clairement les priorités des sociétés gestionnaires des sites : d’abord les

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infrastructures, ensuite les Humains. Pas de champ magnétique, moins 63° C de température moyenne, des saisons 2 fois plus longues que sur Terre et sans véritable atmosphère, Mars n’offrait que peu de protections pour développer et défendre la vie. 4 milliards d’années en arrière, des lacs, des fleuves et même un immense océan recouvraient la surface du globe martien.

Mais aujourd’hui… Tout le monde savait que les martionautes ne pourraient supporter à long terme ses conditions extrêmes. Les éventuels procès des survivants aux rayons solaires et cosmiques présentaient un investissement valable pour ces énormes conglomérats. « Faire mourir pour faire vivre », telle était la devise secrète de la colonisation martienne. Sur le portail de l’immense crématorium de Marsopolis pourrait, sans complexe, trôner cet adage. La terraformation rongeait peu à peu la peau de Mars. « Des métastases cutanées, pensa Sam. Un mélanome planétaire… ». Décidemment, l’esprit humain lui échapperait toujours.

Il avait laissé son rover devant l’entrée et pénétré le socle de la centrale sans s’en rendre compte, obnubilé par la nécessité de survivre. Absence d’électricité et poussière

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rouge, comme partout sur MaRu-044. Sam était mécano propulsion, il ne connaissait pas les équipements devant lui. Heureusement, une jauge signalait que l’électricité arrivait dans l’installation. Et puis s’il réparait des réacteurs de lanceurs interplanétaires, il pouvait bien réalimenter un rover ! Il retira le cache de l’armoire électrique et se bloqua devant le fatras. Des fils disparaissaient dans un dériveur mais ressortaient par un commutateur à l’autre bout du tableau, des gaines vides pendaient à plusieurs endroits, l’onduleur ne semblait pas fonctionner correctement…

Et travailler avec une alarme devenue presque incessante n’arrangeait rien. Il shuntait tel circuit ou dérivait tel autre, en vain. Pendant ce temps, les pourcentages de batterie défilaient. A maintes reprises, la séquence de démarrage s’amorça pour mourir aussitôt dans un râle glauque. Il s’arrêta quand « 3 % » s’afficha sur son bracelet. Il fallait tenter le tout pour le tout. Il chercha l’arrivée directe des panneaux. Un gros tuyau gris venait s’insérer en haut, dans l’onduleur. Sans hésiter, Sam arracha les deux. Des gerbes d’étincelles illuminèrent toute la salle, projetant des ombres démesurées sur les murs. Il tira le tout hors de la centrale. Il se moquait bien

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d’exploser les fixations murales ou de prendre des décharges, l’urgence régissait ses actions. Dehors, Nelly soufflait encore un peu plus fort. Sam parvint au rover avec peine et encastra l’onduleur dans la prise électrique de son astromobile.

Il sauta dans l’habitacle et démarra. Rien. Il lâcha le starter, attendit 5 secondes qui parurent une éternité et recommença. Le véhicule eut un soubresaut ; quelques éclairs fusèrent sur le côté et finalement, l’ordinateur s’alluma, le moteur vrombit. L’alarme se tue alors qu’il se branchait sur le rover. Tous ses instruments repartaient à zéro. Il était sauvé. Pour l’instant, car à l’horizon, le soleil se couchait. D’ici la nuit, il aurait peut-être emmagasiné de quoi patienter la prochaine aube. Il transmit au Centre de Commandement un rapport détaillé et conclut que tout pourrait se terminer par cette nuit glaciale. Sur la vitre, des zébrures gelées semblaient rejoindre le mécano. Il ferma les yeux. Sa journée lui revint en mémoire.

Il réparait un lanceur SLS accidenté près de Mons Olympus quand ses équipements s’étaient tus. Nelly causait de graves perturbations atmosphériques,

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brouillant systèmes de communication et autres appareils électriques. La batterie de secours avait pris le relai mais pour combien de temps… Soit il repartait à son camp, soit il en trouvait un proche pour l’aider. Le second choix parut moins hasardeux, vu la quantité de forettes dans les environs. Son GPS et la réponse radio l’avait guidé jusqu’à MaRu-044.

Les premiers rayons du Soleil le réveillèrent. Il inspecta aussitôt les batteries : 6 %. Elles avaient tenu le coup, en dépit de son dangereux bricolage ! Il calcula qu’avec ces conditions météorologiques, tout serait chargé en 10 heures. Depuis son cocon de fortune, il observait la base-vie. Il pouvait tranquillement patienter que les accus fassent le plein. Ou bien…

Après avoir rassuré le CC par radio, il sortit du véhicule avec la seule batterie chargée, cela lui laissait au moins deux heures de sortie. Où chercher l’équipe du site ? Dans la lueur du crépuscule bleuté, tout indiquait un abandon total et ancien de MaRu-044. Que s’était-il donc passé ? Un accident industriel ? Peu probable, l’usine au loin paraissait intacte. Peut-être un souci sur la base-vie avait-il contraint les martionautes à migrer

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ailleurs ? Il se ravisa. Aucune implantation humaine sur Mars ne laissait inoccupée les modules principaux qui plus est tous les rovers manquaient. Comment auraient-ils survécu ? Pourquoi n’avaient-ils pas envoyé de S.O.S ? Et qui avait répondu à son message ? Sam supposa que les moyens de communications ne fonctionnaient plus depuis longtemps. Il chercha l’antenne radio du regard. Elle se trouvait en toute logique sur le point culminant de l’UTEMS.

Il arriva devant un module gigantesque : 15 mètres de haut sur 30 de large surplombé par une antenne radio Ultra Haute Fréquence. Il s’agissait du dépôt dans lequel les différentes trieuses dispatchaient les minerais extraits. A l’arrière, la carrière mangeait gentiment le flan du volcan éteint et nourrissait l’ensemble du site. Sam connaissait ces installations sur le bout des doigts et n’eut aucun mal à entrer dans le dépôt par la sortie de secours. Avant d’entrer, il vérifia sa batterie : 54 %. La visite serait de courte durée.

A l’intérieur, l’immensité inoccupée le frappa. Pas de trémie, pas de concasseur, pas de minerai, rien. Juste le vide et encore le vide. Des trainées de poussières

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rappelaient vaguement l’activité passée de l’installation. Il monta au poste de contrôle. En lieu et place de rangées d’ordinateurs quantiques, des centaines de câbles jaillissaient des tables informatiques. Sam n’arrivait plus à coordonner ces informations, encore moins à trouver des indices de présence récente. Par la fenêtre panoramique, il embrassa du regard la totalité de l’UTEMS, assoupie sous sa couverture rougeâtre. La beauté du paysage n’avait aucune prise sur lui, il voulait seulement comprendre. Il remarqua dans un coin de la pièce qu’une série de marches montait sur le toit. Il s’empressa de l’escalader.

Quand il put ouvrir la porte, des kilos d’oxyde de fer dévalèrent les escaliers : le sommet du dépôt était recouvert de poussière ! Elle arrivait à mi-cuisse et Sam peinait à se frayer un chemin jusqu’à l’antenne, distante pourtant de quelques mètres à peine. A cette hauteur, le site complet paraissait négligeable, perdu dans l’immensité désertique qui s’offrait à lui. Les modules, son rover, n’importe quel morceau d’Humanité ne pouvaient rivaliser avec la puissance tellurique de Mars.

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Sam avait face à lui un émetteur-récepteur ordinaire pour un site comme MaRu-044, servant aux courtes distances. Pas besoin de plus pour avertir des forettes voisines ou un camp principal. Pourquoi n’avoir rien émis ? Il espérait que certaines réponses se cacheraient dans le répertoire de transmissions. Abrité dans le support de l’antenne, il contenait en principe tous les messages reçus et envoyés par MaRu-044. Sam désincarcéra le disque dur de l’unité centrale. Son relatif bon état général déconcerta Sam. De plus, tous les autres équipements informatiques avaient disparu, pourquoi pas celui-ci ? Une forte bourrasque l’obligea à revenir à la réalité. Dans le ciel, des tourbillons d’oxyde occultaient désormais la lumière, insufflant au décor une ambiance de fin du monde.

A la Sortie de l’UTEMS, sa batterie affichait 12 %. De quoi arriver au rover, ni plus, ni moins. Il avait pris beaucoup de risques pour enfin rassembler les pièces du puzzle MaRu-044, et ces 100 mètres à parcourir n’auraient pas raison de lui. Nelly saturait désormais l’air de particules en suspension. Son GPS n’arrivait pas à localiser la base-vie et pompait trop de batterie. Il se

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repérait donc à vue, essayant de rester sur la voie empruntée par les véhicules. Là, un rocher lui donnait la limite gauche du passage ; ici une pente lui faisait rebrousser chemin. A 1 % de charge, il se stoppa net dans le brouillard : il était perdu, c’était fini. Il allait disparaître sans connaître la vérité sur MaRu-044. Sous un mètre de poussière, il redeviendrait poussière. Il s’allongea au sol. Son casque heurta quelque chose de dur : la roue du rover ! Il se redressa et dans un dernier effort, sauta dans l’habitacle. Il changea de batterie et brancha le disque dur. Dehors, l’opacité de la tempête grandissait. Les batteries s’étaient bloquées à 4,7 %. Sam n’y prêta même pas attention, il voulait savoir. Un seul message figurait dans le journal : 15 secondes émises depuis le 132ème sol de l’an martien 2050 et répétées en boucles dès lors. Le mécano lança la lecture.

Les opérateurs radio du Colombus Camp pensèrent d’abord à une blague mais non, MaRu-044, la petite forette, émettait bel et bien. Les messages parlaient d’un SAM en détresse, de son arrivée sur site et finalement d’une mission de récupération de données… Insensé !

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Leur supérieur explosa de rire en entendant l’histoire : un SAM, un Système Androïd Martien coincé dans un vieil avant-poste minier à la recherche d’Humains, ça valait son pesant de perchlorates ! Il remercia ses subalternes pour le moment de détente et se replongea dans des dossiers sérieux.

Dans les bras de Nelly, à 600 km de là, Sam le robot réécoutait l’unique message :

« Ici le camp MaRu-044-GroundEx. Ceci est un message automatique. Le camp n’est plus opérationnel. Aucune présence humaine sur le site ».

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