Prix Jeunes

La nouvelle de l'Espace - 2016

(Tous droits réservés)

 

Poussière

Par Jennifer CHAUVET (16 ans)

Far above the moon
(Loin au-dessus de la lune)
Planet Earth is blue
(La planète Terre est bleue)
And there's nothing I can do...
(Et il n'y a rien que je puisse faire…)

- C’est fou comme cette chanson convient parfaitement à notre situation, s’étonne Alexis Courtois en éteignant son MP13. La distance est un peu approximative mais…

- Tu écoutes vraiment des vieilleries, soupire Evan Leprince en découpant l’emballage de son repas.

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« La nourriture est vraiment dégueulasse, ici », pense-t-il, amer.

Depuis déjà un an, Alexis Courtois et Evan Leprince occupent la première station permanente sur Mars. Un exploit technologique et scientifique, d’après les médias. Et un privilège pour les spationautes, d’après leurs supérieurs hiérarchiques. Mais la vie sur Mars s’avère plus difficile que ne le pensait Evan. Le voyage de neuf mois, l’attente d'un an et demi et le voyage retour de neuf mois – encore. Voilà le but de son existence depuis qu’il a accepté la « mission du siècle ».

Sa femme et son fils unique n’ont pas quitté la Terre et, de temps en temps, des enregistrements vidéo sont envoyés depuis la planète bleue. Un jour, c’est son meilleur ami Conrad qui raconte comment s’est déroulé son mariage ; un autre, son garçon lui explique avec fierté sa nouvelle passion ; en suivant, sa femme demande le divorce. Cette dernière nouvelle, apprise quelques jours plus tôt, a profondément ébranlé Evan, impuissant, à des millions de kilomètres de chez lui. Seul.

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- Evan, tu peux me passer une paille ?

Enfin, pas tout à fait seul. Avec Alexis Courtois. Un homme de huit ans son cadet, célibataire, jamais marié, pas d’enfants. Il aime répéter que personne ne l’attend sur la Terre, alors il tente sa chance sur Mars. Il devait certainement être le genre d’adolescent invisible au lycée, celui qu’on ne connaît que de vue et dont le nom nous échappe encore, même à la fin d’une année entière passée dans la même classe. Alexis ne semble s’intéresser qu’à son travail, qu’il qualifie constamment de « remarquable ». C’est un jeune homme qui, aux yeux d'Evan, paraissait peu bavard sur Terre, mais qui semble avoir la langue bien pendue depuis qu’il l’a quittée.

Sauf que, ces temps-ci, Evan n’est pas d’humeur à discuter. La voix de son collègue l’insupporte, son innocence l’irrite et son comportement lui paraît de plus en plus puéril. Il lui tend cependant une paille et attaque son dîner – réfléchir lui donne toujours faim.

- Mieux vaut être seul que mal accompagné, tu sais, s’exclame soudain Alexis, un grand sourire aux lèvres.

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Evan grimace et lui fait signe de se taire. L’autre hausse négligemment les épaules :

- Ça me renforce dans l’idée que le mariage n’est pas pour moi. C’est quelque chose qui…

- Alexis, le coupe soudain son aîné.

- Oui ?

Ferme-la ou je te la ferme moi-même.

Le jeune homme déglutit péniblement et murmure des paroles incompréhensibles, apparemment gêné d’avoir insupporté son collègue.

Evan soupire de nouveau : la vie sur Mars n’est définitivement pas pour lui. Il lui semble avoir tout perdu pour une lointaine et chimérique avancée scientifique.

« Pour des pierres martiennes. J’ai perdu ma femme et mon fils pour des foutues pierres martiennes », se lamente-t-il, une lueur attristée dans les yeux.

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Divorce. Ce mot résonne violemment jusqu’à ses tympans, et il n’en revient toujours pas : pourquoi maintenant ?

« Pourquoi au moment où j’ai le plus besoin d’elle ? »

- Evan

L’intéressé ne répond pas, trop absorbé dans ses pensées.

- Evan, je crois que tu devrais venir voir ça.

L’aîné relève soudain la tête et s’approche de son collègue.

- Qu’est-ce que tu me veux encore ?

À travers le hublot poussiéreux de la station, Alexis pointe du doigt le sol rocailleux de Mars. Evan l’inspecte d’un regard attentif.

- Qu’est-ce que tu veux me montrer ? Il n’y a rien.

- Ici, chuchote Alexis, les yeux écarquillés

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Son collègue plisse les paupières : des cailloux, une couleur rouge terne, des cailloux, de la poussière, des traces de pas…

Des traces de pas.

Son cœur fait un bond. Sa respiration devient soudain saccadée. Il se frotte violemment les yeux comme s’il avait rêvé. Mais non. Le mince renfoncement régulier sur le sol martien est toujours présent. Des pas alignés, comme si quelqu’un s’était…

« Comme si quelqu’un s’était dirigé vers la station », pense Evan, le souffle court.

- Ça peut être nos propres empreintes de pas, commence Alexis, de plus en plus agité. Mais la dernière sortie remonte à trois jours, et la poussière s’installe très facilement. On ne devrait pas apercevoir nos traces… c’est…

- Tu chausses du combien ? Demande tout à coup son collègue d’un ton tranchant.

Du 42.

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Et moi du 44. Ces empreintes doivent faire la longueur de ma main. Ce ne sont pas les nôtres ; c’est impossible.

Alexis colle son visage contre le hublot tandis qu’un frisson glacé lui parcourt le dos. Ses cheveux se hérissent.

On dirait qu’un enfant s’est approché de la station, murmure-t-il, la bouche ouverte.

Les deux spationautes se regardent longuement, silencieux. Cette découverte les terrifie, et la curiosité n’a plus sa place dans leurs esprits perturbés : quelqu’un – ou quelque chose – s’est aventuré jusqu’à la station. Les traces de pas semblent être humaines ; Evan reconnaît cinq doigts de pied et un minuscule talon.

« Il ne porte pas de chaussures », pense-t-il, de nouveau maître de lui. « Cette station est la première et la seule à s’être installée sur Mars. Il ne peut pas y avoir d’êtres humains ici ».

De la poussière commence à rouler sur le sol et recouvre petit à petit les empreintes. Une tempête semble se lever.

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Je…, commence Evan avant de s’éclaircir la voix, je propose de dormir un peu et de voir ce qu’on peut faire demain.

Il ne faudrait pas envoyer une vidéo ? Demande son cadet d’une voix rendue aiguë par la panique.

Demain, on le fera demain… laissons-nous le temps de réfléchir, rajoute Evan en s’enveloppant dans une couverture.

Dehors, une tempête de poussière recouvre bientôt les empreintes de pas.

Oh mon Dieu ! Hurle soudain une voix à l’autre bout de la station. Oh mon Dieu !

Evan se réveille en sursaut et se dirige en courant vers l’origine du cri. Dans la salle de vie, il trouve son collègue avachi sur le sol, les jambes repliées sous le menton et le regard terrifié. Il tremble.

Qu’est-ce qui se passe ? S’égosille à son tour son aîné, paniqué. Qu’est-ce qu’il y a ?

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De nouveau, Alexis tend un doigt fébrile vers le hublot. Evan y porte son regard et hurle de terreur.

Une empreinte de main est dessinée sur la vitre. Une empreinte avec quatre longs doigts et une petite paume.

Evan recule ; ses yeux ne peuvent se décoller de cette vision cauchemardesque.

- Qu’est-ce qui se passe ? Gémit Alexis en cachant son visage dans ses genoux.

On doit envoyer une vidéo… on doit signaler cet… cet incident…

Evan se précipite dans la salle des contrôles, allume la caméra et branche le micro. Puis, d’une voix faible et tremblante, il explique lentement :

Station à Terre. Nous avons fait une découverte… sans précédent. Hier, des traces de pas sont apparues sur le sol martien et… aujourd’hui, une empreinte de main est dessinée sur un des hublots. On dirait… enfin, ce n’est pas humain. Nous… nous ne savons pas ce que c’est. Je… attendons réponse au plus vite. Urgent.

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Il arrête l’enregistrement et rejoint Alexis. Celui-ci est toujours recroquevillé contre un mur, les mains jointes comme pour une prière et le regard horrifié.

- Ça va aller, petit, chuchote son aîné. Ça va aller

Deux jours s’écoulent sans qu’aucune réponse terrestre ne leur parvienne

C’est étrange, remarque soudain Alexis, sorti de sa torpeur. Ils devraient déjà avoir répondu.

Evan acquiesce silencieusement. Le doute s’est emparé de lui : et si les enregistrements ne fonctionnaient plus ? Et si la Terre n’était plus en mesure de recevoir leurs appels désespérés ?

« Ils nous abandonnent au moment où on en a le plus besoin », songe-t-il, brisé. « J’ai l’impression qu’il ne faut compter que sur soi-même ».

Durant les deux jours qui ont suivi l’envoi de la vidéo, les traces de pas ont évolué. À plusieurs reprises, elles ont fait le tour de la station, dessinant des cercles de plus en plus resserrés autour de cette dernière. Evan en a

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même découvert sur l’échelle métallique menant à la porte, mais la raison lui a intimé de passer sous silence ce terrifiant détail.

La chose semble les guetter à la manière d’un animal attendant le moment opportun pour attaquer sa proie.

« Elle veut entrer ».

- Alexis, déclare soudain l’aîné de la station, on va sortir.

Sa voix résonne comme un hurlement. Le jeune homme lève les yeux :

Pourquoi ? Cette chose… elle peut nous attendre dehors. Il paraît que les extraterrestres sont loin d’être stupides, tu sais. Ils…

Stop, l’interrompt soudain Evan. Rester ici et nous morfondre est totalement inutile. La Terre ne nous répond pas. Et une chose nous rôde autour. C’est terrifiant, je te l’accorde. Mais il faut se battre. On ne peut pas rester les bras croisés ! S’exclame le spationaute, la voix vibrante. L’humanité nous a laissés tomber. Mais il faut qu’on se serre les coudes. Alors, tu vas prendre

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ton courage à deux mains et sortir avec moi,
c’est compris ?

Alexis déglutit avec difficulté puis hoche lentement la tête.

Ils enfilent leurs combinaisons et leurs casques. Evan sort le premier. Son collègue le rejoint et referme soigneusement la porte derrière lui.

Le temps est clair, la poussière danse doucement sur le sol et le Soleil éclaire violemment Mars. Evan se dirige vers les empreintes, se baisse et les examine attentivement. De la longueur de sa main et large de trois doigts humains, la chose semble petite et mince.

« Les gros animaux ont toujours des pieds énormes pour les soutenir. Ça marche sur la Terre comme partout ailleurs », pense le spationaute, sûr de lui.

Les traces s’éloignent très loin. Le paysage, plat et désertique, n’offre aucune cachette.

« Elle doit en faire du chemin pour venir nous voir ».

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- Evan.

L’intéressé se tourne brusquement.

-La lumière du Soleil est vraiment très forte, tu ne trouves pas ? Constate Alexis, la main en visière sur son casque. Et je trouve que l’étoile est très rouge. Et grosse.

Evan l’observe à son tour.

Tu as raison. Elle…

Soudain, un éclair explose devant eux et les spationautes s’effondrent sur le sol martien. Aveuglés, ils se recroquevillent instinctivement et patientent quelques instants dans l’obscurité. Lorsqu’ils rouvrent leurs yeux blessés, les deux hommes retiennent un cri de stupeur.

Le Soleil s’est aussi effondré sur lui-même. Devenu soudain blanc, des vapeurs rouges s’agitent autour de lui.

Evan porte alors son regard sur une planète qui n’existe déjà plus : la Terre a disparu dans le souffle de l’explosion. De la poussière flotte dans l’univers ; vestige de leur ancienne planète.

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- Evan… gémit soudain Alexis, haletant. Evan…

Celui-ci se retourne et croise le regard terrifiant de la chose.

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