Distinction

La nouvelle de l’Espace - 2014

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En transit

Par Laurent HELLOT

- Vraiment, je ne m’en lasse pas. Elle est magnifique, non? Elle ressemble à une pierre précieuse. Je pencherais pour une opale, une opale noire. Tu connais les opales? Non? Parce que, quand je dis noire, en fait, certaines sont bleues, avec des irisations incroyables : tu vois des abysses dans leurs reflets, des nuages qui filent, des constellations qui explosent, pareilles à cette Terre que j’admire. Je voulais en offrir une à ma mère, à mon retour. Je savais même où j’allais l’acheter. A Lightning Ridge, exactement. Je peux te localiser la ville, sur l’Australie, si tu veux. Tiens, approche-toi : elle est juste en bas à droite des terres, du côté de la côte. Ok, on ne peut pas la voir d’ici, avec ses deux mille habitants, mais imagine ! Ce n’est pas si loin et ne me dis pas que tu as déjà oublié la planète bleue ?

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Buzz se tourna vers son compagnon, qui ne disait mot.

- Allez Niel ! Réagis ! Ne fais pas semblant de dormir. Ici, ça ne marche pas.

- Je ne dors pas, Buzz. Je ne dors pas, Buzz. Je m’ennuie ! Je me fais suer! Ok, c’est beau ! Ok, tu es un poète ! Mais je m’emmerde !

- Niel, on en a déjà parlé. Qu’est-ce que tu veux changer à la situation ? On est coincés ici, point barre. Ce n’est pas à toi, ex-militaire, que je vais apprendre à tirer parti de ton environnement. Et quel environnement ! On a un laboratoire à ciel ouvert, profites-en ! Qui sait quand on repartira ? C’est une occasion unique de révolutionner notre vision des êtres et des choses. Regarde-nous ! Enfin, façon de parler : côté apparence, on se rapproche plus du feu follet que du bipède aux yeux de braises ; j’ai encore du mal à m’y habituer. Pourtant, on est sur ce caillou depuis, depuis…

- Plus de trois ans ! J’ai compté toutes ses foutues révolutions, toutes ! Je n’ai que ça à faire ! Et tu veux des chiffres, ami scientifique ? La Lune a environ 4,52 milliards d’années.

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Son diamètre est de 3 474 kms. Elle effectue sa révolution sidérale en en 27 jours, 7 heures 43 minutes. et pèse 80 fois moins que la Terre. Et la température à sa surface varie entre le jour et la nuit d'environ 120° C à environ – 170° C mais nous, on s’en fout car on ne sent plus rien, que dalle, nada ! Je ne sais même pas de quoi nous qualifier : de nouvelles formes de vie ? D’ectoplasmes ? De visions de délirium tremens ? On nage en pleine folie !

- Allez, Niel, vois le côté fun du truc ! Nos déplacements sont instantanés. Nous n’avons ni froid, ni faim. Nous pouvons penser sans même parler et puis, ça te va bien le look hologramme.

- Le côté fun… Tu parles ! Je ne me suis pas tapé les programmes Gemini et Apollo pour finir en touriste sur ce rocher ! Je suis un astronaute, b… ! pas un fantôme de l’espace ! Si je retrouve la bestiole qui a piqué ma place dans la capsule, j’en fais un carpaccio !

- Ecoute, Niel, on ne sait même pas comment ça s’est produit. Tu as vu ma tête lorsque ça m’est arrivé, à moi aussi. Une seconde avant, j’étais dans ma combinaison à

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planter un miroir, la seconde d’après, je suis dans le vide sidéral et vois ma combinaison bouger toute seule, puis repartir vers le module, en me larguant sur ce sol ! Et là, tu déboules de nulle part en hurlant des jurons, alors que Eagle est en train de décoller ! Tu parles d’un choc.

- Ça va, ça va, j’y étais, pas besoin de refaire le film. Mais ça ne me dit toujours pas par quel moyen se barrer de cette satanée Lune.

- Là… j’en sais fichtre rien. Il y a eu quoi... quatre nouvelles missions qui sont venues depuis, non ? Et on a essayé à chaque fois. Enfin, tu as essayé d’abord, vue la vitesse à laquelle tu les as approchées ; et tu l’as constaté : on arrivait toujours trop tard. J’en viens à me demander d’ailleurs… Tu ne crois pas qu’il y aurait une sorte d’ordre ? Comme dans une file d’attente à Grand Central Station, tu saisis ? Les trains sont annoncés, ils entrent en gare mais si tu n’as pas de billet et n’es pas dans la bonne file, tu peux rêver, ça ne sert à rien.

- Je m’en fous, Buzz, de tes considérations ! Il faut que je sorte de ce trou. J’ai plus de soixante-dix- huit missions de combat à mon actif, ce n’est pas pour rester

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à quai ici, dans ce cratère. Je m’en suis toujours sorti et je réussirai cette fois encore, crois-moi.

- Niel, nous n’avons aucune idée des lois qui régissent ce lieu. Tu ne peux pas faire comme si on était tout seul. Ouvre les yeux- enfin, si l’on peut dire. Tu as vu la multitude qui nous entoure ? Tous ces êtres ahurissants. On dirait Macy’s un jour d’Halloween !

- Tu parles ! C’est surtout un foutoir complet ! Il y en a tellement qu’on a même perdu le contact avec Pete, Al et Dave ! Et tu les as observés, les autres ? C’est pire qu’un zoo ! Il n’y en a pas un qui corresponde aux lois de la physique ! Tiens, vise celui-là : il marche sur six pattes ! On dirait un crabe gonflé à l’hélium !

- Euh, Niel, ils t’entendent, n’oublie pas.

- Je n’en ai rien à carrer. Je veux me casser et je ne compte pas faire ami-ami avec ces aliens.

- Niel, je ne suis pas d’accord. Ils ont des tas de choses à nous apprendre. Tu te souviens de l’espèce de dragon qui entourait la Mare Humorum ? Figure toi qu’il vient d’au-delà de la galaxie d’Andromède. C’est effarant !

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On en est encore à compter les impacts sur la surface lunaire alors que lui, il a déjà traversé l’espace ! J’ai aussi échangé avec un autre, qui ressemble à une pieuvre fluo. Tu ne devineras jamais l’âge qu’il a : plusieurs milliers d’années ! Dingue, n’est-ce pas ? Mais le plus fou est qu’ils attendent tous une destination ; c’est un groupe de… euh, d’espèce de méduses, qui me l’a expliqué. La Lune constituerait un immense hub, tel que je l’ai traduit. C’est prodigieux, non ?

- Ce qui serait prodigieux serait que tu arrêtes de délirer. Ils n’ont rien à voir avec nous et ce sont eux qui squattent nos corps, lors des alunissages. Tu ne veux pas que je leur dise merci, non plus ?

- Ne sois pas si négatif. Il doit bien y avoir une raison à ce que ça fonctionne selon ce processus. On ne l’a juste pas encore compris et…

- Ça me rend dingue ! Dingue ! Pourquoi moi ? Pourquoi ici ? Putain ! Tu pars en héros dans une mission historique et tu restes en zombie à errer dans la poussière. Et après s’être fait piquer sa vie par un usurpateur, en plus ! Je hais cet endroit !

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- Ok, ça ne s’arrange pas à ce que je constate. La même rengaine à chaque fois ; c’était quoi, ton totem chez les scouts ? Je ne suis même pas sûr qu’il existe un animal aussi râleur que toi !

- Ouais, ben, ici, y’en a à foison, des bestioles inédites. Je ne les supporte plus ! Et Janet me manque. Tu t’en fous, toi, tu es célibataire ! Et je suis sûr que la bicéphale qu’on a rencontré tout-à-l’heure près de Tycho t’a tourné la tête !

- Tu délires complètement, mon vieux ! Pour Janet en revanche, je comprends ; je suis désolé. Mais tu ne peux plus raisonner avec tes repères d’avant. Tu ne réalises pas mais si ça se trouve, nous sommes immortels ! Tu te rends compte des implications pour le genre humain ?

- Le genre humain, je ne demande qu’à le retrouver, et même en mortel, ça me ferait plaisir. Tu te sens de planer au-dessus ce basalte durant l’éternité, toi ?

- Oh, ne te plains pas, s’il te plaît ! Grâce à ça, on a pu accomplir des trucs inimaginables. Qu’est-ce que tu en as à faire de ne plus dormir, de ne plus respirer, de ne plus prendre ton café ? La gueule de bois et le mal au

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dos sont à ranger au rayon des souvenirs. Bon sang, on n’a jamais été aussi vivant !

- Vivant sur un astre mort, tu parles d’une blague !

- Allez, ressaisis-toi, Niel ! Toi qui as toujours été friand de nouvelles connaissances ! Tu as à disposition une bonne partie de la population de l’univers. Comment peux-tu rester à maugréer ? Tu es incroyable. Rappelle-toi l’excitation des vols d’essai ! La jubilation à être le premier à atteindre l’exploit ! Tu ne peux pas tout oblitérer sous prétexte de mauvaise humeur. C’est quand même toi qui as ramené à la base ton F9F avec un mètre d’aile en moins ; toi qui as réussi à faire atterrir un B29 Superfortress avec un seul moteur ; toi qui as effectué le plus long vol en X-15 ! Et aujourd’hui, toi qui a mis un pied sur la Lune, le premier. Et tu restes maintenant à bougonner ? Quoi, qu’est-ce qu’il y a ? Qu’est-ce que tu fixes ?

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Buzz balaya le ciel étoilé que Niel observait. Et il le vit : le vaisseau Apollo 17. L’appareil était en phase d’approche et n’allait pas tarder à alunir. Niel disparut aussitôt mais Buzz n’eut aucun mal à deviner sa destination : la vallée de Taurus-Littrow, où allait se poser l’engin.


De fait, Buzz retrouva Neil là où il s’y attendait : à quelques mètres du module. Il semblait guetter un signal. Devant son immobilité, Buzz finit par l’ignorer et observa ces terriens qui débarquaient. Il les vit sortir avec précaution, tels des poupées fragiles. Il suivit avec curiosité leurs faits et gestes, pour finir par jubiler.

- Hey, Neil, tu as vu ? Ils assemblent une drôle de voiture ! Ils ont sacrément progressé en technique depuis la dernière fois ! On devrait prévenir Charlie et John, tu ne crois pas Neil ?

Mais Neil ne répondait pas. Il paraissait hypnotisé par les astronautes, surtout un, qu’il suivait comme son ombre. Il agit de la sorte tout le temps que dura l’exploration de ses presque collègues. Il les regarda

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prélever des échantillons. Il était à leurs côtés lors de leurs excursions motorisées. Il s’installa même dans le champ des photos qu’ils prenaient, dans le fol espoir qu’ils le remarquent. Peine perdue, malgré les trois jours qui s’écoulèrent ainsi.

Buzz nota alors un changement d’attitude chez Neil, quand ce dernier eut compris que les terriens préparaient leur départ. Il ne se préoccupait plus des hommes débarqués mais focalisait son attention sur ceux qui les entouraient, c’est-à-dire les multiples entités éthérées qui, comme lui, avaient été attirées par cette arrivée impromptue. Neil en suivait une en particulier, une espèce de saurien aérien qui surplombait sans relâche le dernier des astronautes qui rentrait.

Et soudain Neil se volatilisa, tandis que ledit saurien poussait un cri de rage.

Buzz avait compris, mais il était trop tard.

- Ah non, Niel ! Tu ne vas pas me laisser tout seul ! Le prochain vol n’est même pas programmé et je suis sûr que ce sera des chinois ! Niel, reviens !

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C’est une autre voix qui répondit à son appel :

- Mais qu’est-ce que je fais là ? Qu’est-ce qui m’arrive ?

- Ah oui, forcément, il fallait s’y attendre. Ne paniquez pas. Il a pris votre place et vous avez pris la sienne. Ça paraît un peu bizarre au début mais on s’y habitue. Quel est votre nom ?

- Eugene Cernan, Mais comment je... ?

- Ecoutez… Eugene, c’est ça ? Je vous la fais brève. Tout ce que vous avez à faire pour le moment est d’admirer le spectacle, parce qu’on risque de ne plus avoir ce genre d’animation avant un bout de temps. Après, on causera. Beaucoup. Et on se baladera. Beaucoup aussi.


Et Buzz, flanqué de son nouvel acolyte, contempla le dernier astronaute qui grimpait à l’échelle du LEM. Ou plutôt Niel qui rentrait sur Terre.

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