Distinction

La nouvelle de l’Espace - 2014

(Tous droits réservés)

 

Pas de reflet dans le miroir

Par Marie-Thérèse PEYRETON

…Ouvrir les yeux… Lutter pour sortir de cette torpeur… Respirer calmement… Encore une fois. Inspirer à fond, sentir l’air pénétrer au plus profond des bronches. Chasser ce brouillard qui m’engourdit pour ouvrir ma conscience au monde.

J’entends un léger bourdonnement qui s’amplifie, puis des chuchotements qui résonnent dans ma tête comme des cris. FERMEZ-LA !

Le silence enfin, est-ce que j’ai vraiment crié ?

Et voilà ça recommence, ils ne peuvent pas aller discuter ailleurs ? !

3

Je suis vraiment dans la brume, je ne comprends rien à leur charabia.

J’ai du mal à bouger les mains… toucher les draps… je ne sens pas le matelas ? !!! Je suis posé dessus pourtant, mais je n’arrive pas à le toucher.

Je dois aller vraiment mal pour avoir autant de monde autour. Je me suis fait opérer !!? Je ne me souviens plus. Plutôt un accident. Je n’ai mal nulle part, c’est déjà ça.

« Eh, infirmier ? Je suis à l’hôpital ? Qu’est-ce que j’ai ? Vous m’entendez ? Quoi ? Qu’est-ce que vous dites ? ARTICULEZ BON SANG !»

-Vousetesalabibliothequeterresterestezcalmetoutvapour lemieuxdanslemeilleurdesmondes

Dans le meilleur des mondes ? « Vous avez-dit quoi avant? On est où ? » Avoir un accident à l’étranger, c’est bien ma veine.

LaFrancheterredesalliés.

Pardon, je dis la Franche Terre des Alliés,

4

je n’ai pas l’habitude de parler avec ma voix et encore moins avec des espaces.

« Ah.. ? »(Ce n’est pas souvent que je ne trouve rien à dire).

-Il n’y a plus guère que quelques snobs qui parlent de la sorte, il faut s’accorder et disposer ses mots, cela prend tellement de place. La Défragmentation a tout changé... fort heureusement.

« Je comprends les mots, mais ce que vous dites n’a aucun sens. Où avez-vous appris notre langue mon ami?»

Je l’ai toujours sue, tout le monde a accès à toutes les données des langues anciennes. Mais tout le monde n’est pas capable de les accommoder. Il faut une pincée de subtilité une cuillérée de???

« Pfff… Assez de bavardages, vous ne facilitez pas la vie d’un convalescent, je veux bien jouer un peu, mais là, on met sur pause. Je suis resté longtemps dans le coma hein? C’est pour ça que je ne reconnais plus rien!? »

5

- Environ 1000 ans, voyons, la date exacte de votre représentativité... Nous sommes en 3027, soit 535 ans après le grand Defrag.

« Qu’est-ce que c’est que cette plaisanterie ?
A qui ???????

- Vers 2500, il n’y avait plus assez de place sur la terre pour tous les êtres vivants, alors les politiciens ont décidé, conformément à une pratique ancienne de la science, de supprimer les entités superflues. Ils ont d’abord ôté les espaces entre les mots. Ce devait être drôle, parce qu’ils parlaient encore avec leur voix à cette époque. Ensuite, pour éviter les guerres qui ne manqueraient pas de survenir pour les denrées alimentaires et énergétiques, entre autres, les êtres humains ont été choisis en fonction de critères basés sur la qualité de l’ADN, comme la résistance aux maladies par exemple. On ne laisse plus naître tout ce qui se présente depuis ! Encore heureux ! Vous imaginez ?

« Oui, j’imagine bien. Le monde est beau car diversifié et surprenant. Les politiciens auraient mieux fait de se supprimer eux-mêmes, cela aurait fait de la place.

6

Quant aux entités superflues : si le Docteur Invincible parle de sortir son rasoir, c’est d’un point de vue méthodologique et non réel. Vous ne comprenez rien du tout aux pères fondateurs de la science moderne, mon pauvre ami. »

- Enfin ! Je ne suis ni pauvre ni votre ami. J’ai tout ce dont je peux avoir besoin, comme tout le monde à ce jour. Pas comme à votre époque. Je réponds seulement à vos questions. On m’avait dit que vous seriez incrédule, je ne vous pensais pas méprisant.

« Arrêtez avec votre préciosité provinciale, les grimaces de votre bouche sont trop exagérées, votre vocabulaire faussement riche vous handicape comme un costume beaucoup trop grand, vous sur-jouez cette pantomime, mon cher. Je ne suis pas près de croire à votre histoire, loin s’en faut. »

- Alors, si l’on n’est pas en 3027, dites-moi en quelle année nous sommes, et où nous sommes, et par la même occasion vous me direz qui vous êtes.

« … »

7

- Je ne vous entends pas bien, articulez,faites remuez vos lèvres !

« … »

- Non toujours rien ? Sachez qu’articulez me cause un grand désagrément. Utilisez des muscles presque inexistants est douloureux et déplaisant. Ici sur la Franche Terre des Alliés nous ne nous exprimons que par télépathie, en faisant fonctionner notre aire du langage, pas notre gorge, COMME CELA JE SUIS BEAUCOUP PLUS A L’AISE POUR CONVERSER MONSIEUR LAMBDA ET …

« Arrêtez ça, sortez de ma tête, par quel tour de passe-passe faites-vous cela ? »

- FACILEMENT, JE…

« Non, vous dis-je. Vous me faites mal. »

- Alors témoignez-moi un peu de respect. Euh, je ne savais pas que c’était douloureux. On m’avait dit d’y aller doucement d’ailleurs, pour ne pas vous effrayer, il parait que les anciens humains pouvaient mourir de peur.

8

« Oui, vous ne le saviez pas ? Au fait, comment vous m’avez appelé ? Je crois que j’ai oublié mon nom. C’est l’amnésie due au choc d’avant le coma sans doute. »

- Hm. Sans doute. Lambda, c’est votre nom.

« Lambda. Bien. Je suis grec ? Non, je ne pense pas en grec. Enfin, je crois.

Et puis j’ai faim. Je ne peux pas réfléchir le ventre vide. Quand est-ce que l’on mange dans cet hôpital ? »

- Bibliothèque, nous sommes dans une bibliothèque. Toutes les six heures, les puces implantées sous notre peau déclenchent le « ravitaillement » comme vous dites. Nous, on ne s’occupe de rien, pas de légumes à éplucher ni de viande à faire rôtir. Pas de temps à perdre. Je me suis toujours demandé quel effet cela pourrait faire de cuisiner...

« Du meilleur effet sur mon estomac, si c’est moi qui m’y colle. Je peux me lever ? Où est la cuisine ? »

- Vous n’en trouverez pas ici, et nulle part d’ailleurs. Quoique, peut-être de l’autre côté du temps, on m’a dit

9

qu’on en avait conservé une dans un musée, avec tous les ustensiles.

« De l’autre côté du temps ? Cela ne veut rien dire. Comment le temps pourrait-il avoir des côtés ? Les théories sur l’espace-temps, c’est de la science-fiction ! »

- Vous ne savez pas relativiser l’espace et le temps ? Pourtant c’est une technique ancienne de voyage qui requiert très peu d’énergie. « L’autre côté » c’est seulement une façon de parler, comme vous, tiens ! Pour dire que l’on n’y va pas souvent.

« Personne ne parlerait comme cela. Vous voulez dire que c’est loin, alors dites-le ! »

- « Loin », voilà vraiment un mot qui ne signifie rien quand on n’a pas de point d’origine.

« Vous avez un sacré problème avec l’espace. Vous ne savez ni où ni comment vous situer. »

- Parce que l’on est dans plusieurs endroits à la fois, dans votre interprétation des choses. Cela complique sérieusement. Et sachez monsieur Lambda, que

10

métaphoriquement, je me situe très bien. J’ai d’ailleurs eu le premier prix du concours de la meilleure situation métaphorique. C’est sans doute pour cela que l’on m’a choisi pour vous parler.

« Super. Et si on laisse la rhétorique de côté, on va enfin savoir où l’on est et comment se rendre à cette cuisine ? »

- Quand vous aurez compris que « espace » et « temps » sont les deux côtés d’une même pièce et qu’ils sont indissociables. C’est une idée ancienne cependant.

«Relatifs oui, confondus non. Toujours vos problèmes de vocabulaire. Cela coupe l’appétit. J’ai déjà nettement moins faim. »

- Je vous ai dit : toutes les six heures,

« …des puces gna gna gna, ça gratte les puces non ? »

- Pourquoi faites-vous cela ? C’est très désagréable.

« Cela s’appelle de l’humour, et c’est ce qui reste quand on a tout perdu, comme un moyen d’exister encore

11

quand une situation vous réduit à néant. Je me réveille, et je suis étranger à ce qui m’entoure. Je ne suis pas fou. Enfin je suis pratiquement certain de ne pas être fou.  Je ne reconnais rien, ni personne. On dirait un mauvais rêve.  Mais c’est ça, je rêve, je vais me réveiller ! ! »

- Vous êtes déjà réveillé, je vous signale.

« Mais non, pincez-moi. »

- Je ne peux pas, euh, je ne dois pas vous toucher.

« Aller, je ne suis pas contagieux, si ? C’est ça, j’ai une maladie grave et contagieuse, le virus Ebola ? Il s’est répandu partout ? Pourquoi vous ne portez pas de masque ? »

- Parce que je n’en ai pas besoin. Même si vous étiez malade, je ne porterais pas de masque.

« Alors je vais bien, c’est sûr ? »

- Parole de scout.

« Vous avez encore des scouts à votre époque ? »

12

- Façon de parler. Ces petits personnages énervants, nous n’en n’avons pas en magasin.

« Quel magasin, on n’est pas dans une bibliothèque ? »

- Vous voyez quand vous voulez !

« D’accord, alors pourquoi être dans une bibliothèque, un lieu où l’on range les livres ? Vivons-nous dans une histoire, comme Alice au pays des merveilles ? »

- On vit toujours dans une histoire, c’est un mot pour dire qu’il se passe quelque chose. Mon histoire : du vécu subjectif, tellement ennuyeux. Notre histoire : un partage quotidien sentimental, il n’y a rien de plus soporifique pour les autres. Leurs histoires : des salades, encore des salades.

« Ah, et vous en avez de la salade ici ? »

- Bien sûr, bien rangée avec l’ADN de tout ce qui vit ou a vécu. On a assez perdu d’espèces par le passé pour être au point dans l’art de la conservation.

13

Notre bibliothèque n’est pas une basilique poussiéreuse et malodorante regorgeant de moisissures et de personnes fiévreuses tripotant des volumes séculaires empilés selon un ordre volontairement complexe, que seul l’individu intronisé bibliothécaire est en mesure de maîtriser. Non, tout le monde a accès à ce qu’il peut comprendre et supporter, en réponse à son talent, et pour devenir le meilleur de ce qu’il est.

« Dans le meilleur des mondes ».

- Forcément, ceci en résulte.

« Et moi dans tout cela, je suis une ébauche ? Un début, rassurez-moi, il y aura une suite à ma vie d’homme ? »

- Vous êtes toujours incrédule ! Plus qu’une tabula rasa, vous êtes votre propre présent, votre syncrétisme optimisé modèle 2014 fait de vous un spécimen unique. Mais vous n’avez pas de vie à proprement parler, autre que celle de vos cellules et autre que ce que nous vivons ensemble. Nous avons une histoire vous et moi ! J’en suis presque ému.

14

« Ce n’est pas possible ! Je m’appelle Lambda, je me suis réveillé après un coma à l’hôpital… euh à la bibliothèque de la Franche Terre des Alliés. Et j’aime bien la salade !... »

- Sujet Lambda, vous êtes le sujet Lambda de mon étude, et vous n’avez jamais mangé de salade. Et pour cause. Je vous ai « convoqué » pour mettre en ordre nos connaissances sur 2014, non pas que nous ne possédions déjà toutes les informations, mais nos mises à jour répétées modifient les contenus des données stockées. En tout cas c’est l’objet de mon étude.

« Vous en êtes toujours là en 3000 et des poussières ! Comme quoi les bouquins poussiéreux avaient du bon. Le loup de Königsberg avait déjà fait le tour de votre problématique. On croit toujours qu’il y a forcément une amélioration parce que l’on est le dernier à réfléchir sur un sujet. Vous n’échappez pas à la règle. Une microscopique avancée, même présentée comme un incommensurable bon en avant n’est qu’une microscopique avancée. Il va de soi en 2014 que l’observateur modifie ce qu’il regarde, puisqu’il le regarde. C’est à la portée de n’importe quel ressortissant

15

de l’école élémentaire. Il va de soi qu’un état n’est qu’un état à un instant « t » et peut-être même qu’il n’a jamais été du tout comme cela, c’est juste que l’on a besoin qu’il le soit pour une raison ou une autre. La non-existence de cet état n’invalide pas la mesure effectuée, dit le chat dans la boîte. »

- C’est cela que l’on appelle de l’ironie ! Je suis soulagé malgré tout, que vous le preniez comme cela. J’avais peur de votre réaction, on ne sait jamais avec un cerveau dans une cuve.

« Et moi qui m’étonnais de ne pas pouvoir toucher les draps. Alors quand je respire, je ne respire pas vraiment ? »

- Vous êtes connecté à un ordinateur qui vous stimule. Rien de plus, mais rien de moins. Il faut bien qu’il y ait un phénomène à l’origine des stimuli qui vous chatouillent, et ce phénomène c’est moi, dirigeant cet ordinateur.

« Alors si je comprends bien, il n’y a pas de réalité pour moi hors de cette situation précise. Tout ce que je sais est dû à des images en conserve provenant de la mémoire

16

d’un ordinateur. Alors qu’est-ce qui vous empêche de n’être vous-même que le sursaut d’une synapse titillée par un courant électrique ? Qu’avez-vous à répondre à cela ? Et ne dites pas : « parce que moi je suis réel », cela ne prend pas ici. Vous seriez comme le fruit imaginaire de ma raison, le sourire de mon chat du Cheshire, vous seriez mon Horla, mon compagnon des limbes.

« Vous n’êtes rien en dehors de cette situation », cela veut dire précisément : vous n’êtes rien.

…Vous me manquez déjà.




Expérience 3313, modèle ADN H. Putnam 2014, symbiose d’ensemble sur échantillon français. Résultat contradictoire : à refaire.

17