Distinction

La nouvelle de l’Espace - 2014

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Les passeurs de la Lune

Par Michel DUQUESNOY

Quelque chose n'avait pas fonctionné. Un grain de sable s'était invité dans les rouages de cette belle mécanique qu'était Brocéliande, et maintenant, la fusée dégringolait vers la surface lunaire, tel un torrent dévalant une montagne.

Dans l'étroit cockpit baigné dans la lueur rougeâtre des voyants d'alarme, Yvon Kerjan, le pilote, un ancien de l'Aéronavale devenu astronaute, tentait désespérément de dompter les cabrioles de ce cheval céleste qui s'était emballé.

Lui et l'astronef avaient engagé un combat afin de ne pas devenir la proie de ces ogres cosmiques, tapis dans l'ombre des cratères de la lune, la gueule grande ouverte,

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prêts à avaler les intrépides voyageurs. Ces créatures qui sévissaient dans les recoins les plus sombres du système solaire avaient déjà fait de nombreuses victimes. Combien de satellites, de sondes spatiales et d'astronefs à jamais perdus !

Brocéliande hoquetait et chaque vomissure des langues de feu de ses moteurs déclenchait, à l'intérieur, un vacarme semblable aux coups de marteau que l'on porterait sur un fût métallique.

L'astronaute, le visage buriné des vieux loups de mer, le front constellé de gouttelettes de sueur, jetait par les hublots, des regards angoissés.

Soudain, le sol gris cendré de l'astre des nuits se jeta sur la fusée comme le ferait un prédateur sur sa proie. Brocéliande heurta violemment la surface tourmentée, grêlée de nombreux cratères et rochers de toute taille. Les jambes longilignes du train d'alunissage se plièrent sous l'effet du choc. Elle rebondit plusieurs fois, comme une balle de caoutchouc, puis s'écroula, glissa et finit par s'immobiliser.

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A l'intérieur du poste de pilotage, les voyants et les écrans s'éteignirent les uns à la suite des autres. Sur l'un des derniers moniteurs, celui affecté aux données physiologiques du pilote, les courbes sinusoïdales, mesurant différents paramètres, entamèrent une dernière danse avant de mourir.

Le silence des tombeaux étendit sa longue cape. Le temps parut s'arrêter. A l'extérieur, le nuage soulevé par l'impact finit par retomber, enveloppant le vaisseau d'un linceul de poussière.

Au centre de contrôle des vols cosmiques, à quelques centaines de milliers de kilomètres de la zone du crash, c'était la consternation. Des visages livides, hagards, interrogeaient, impuissants, les ordinateurs, essayant de comprendre ce qui avait pu se passer, refusant d'admettre l'impensable.

« (…) centre de contrôle appelle Brocéliande (…) centre de contrôle appelle (…) Yvon Kerjan, m'entendez-vous ? … Répondez ! (...) »

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Aucune réponse ne parvenait, seulement un crachotement ininterrompu que restituaient les haut-parleurs de la base.

Le directeur des vols avait aussitôt lancé la procédure d'urgence qui consistait à mettre sur pied, le plus rapidement possible, une expédition de secours. Mais d'ici là, Yvon Kerjan, à condition qu'il soit toujours vivant, pourrait-il survivre ? Question qui demeurait sans réponse.

Au même moment, au milieu du paysage silencieusement figé de la blonde Séléné, comme un écho aux interrogations de la Terre, un léger frémissement, presque imperceptible, parut soudainement redonner une parcelle de vie à Brocéliande. Un léger battement de paupière… Puis un deuxième...

Les yeux de l'astronaute étaient maintenant grands ouverts. Son regard allait et venait, furetant dans la pénombre du poste de pilotage. Par l'un des hublots opacifiés, les raies de lumière d'un soleil que nulle atmosphère ne venait adoucir, tentaient de pénétrer dans l'habitacle, ce qui en accentuait la vision chaotique.

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Yvon Kerjan était demeuré sanglé sur son siège. Il ne ressentait aucune douleur. Il essaya de bouger. Visiblement, il semblait être en un seul morceau et ses membres répondaient favorablement aux sollicitations de son cerveau.

Il se détacha, pris une profonde inspiration et étira sa grande carcasse. L'air était encore respirable. La cabine avait conservé son étanchéité, mais pour combien de temps ?

Le centre de contrôle des vols sur Terre avait certainement suivi la chute de la fusée. Il était probable que les ingénieurs avaient déjà calculé le point d'impact. Pas très éloigné, en fait, du site prévu initialement.

Brocéliande devait livrer des équipements scientifiques et de maintenance à une petite station de recherche automatique nommée Station Virgil Grissom. Cette dernière pouvait, le cas échéant, assurer un refuge pour de futurs explorateurs puisqu'elle était pourvue d'un compartiment pressurisé.

Yvon Kerjan pensa qu'avec un petit brin de chance, il

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pourrait rejoindre le module et attendre plus confortablement les secours. Oui ! C'était ce qu'il devait faire… Revêtir son scaphandre et tenter une sortie… En espérant...

Il chassa les cumulonimbus qu’il croyait voir planer au-dessus de lui, rampa vers le sas. Il extirpa, tant bien que mal, d'un placard éventré, son costume extra-véhiculaire. Il se glissa à l'intérieur... Ne se rappela pas avoir procédé à la vérification d'usage... Et se retrouva à l'extérieur de la fusée.

Il promena un regard circulaire sur le paysage étrange qui l'entourait. Une plaine grise, parsemée de nombreux rochers, déroulait son manteau de poussière. Les rondeurs de quelques collines se dessinant sur l'horizon, venaient en rompre la monotonie.

L'astre du jour et le globe bleuté de la Terre, comme épinglés sur un ciel d'un noir d'ébène, trônaient sur ce monde du silence. Un monde où l'ombre et la lumière se livraient un combat sans merci pour s'en assurer la suprématie. Un monde sans vie, sans habitants.

« Sans habitants » pensa-t-il ! » Et pourtant si, la Lune

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était habitée… Dans l'imagination des hommes, bien entendu ! Il se remémora les lectures de son enfance, la civilisation des Sélénites de H.G. Wells, créatures semblables à des fourmis montées sur des jambes qui vivaient dans des cavernes souterraines, ou bien la déesse Chang'e qui selon les légendes chinoises, après avoir avalé un élixir d'immortalité s'envola vers l'astre des nuits et y demeura pour l'éternité dans un palais de jade avec ses deux compagnons, l'apprenti Wugang, et un lièvre apothicaire.

Il se mit à rêver que ces êtres fantastiques, nés de l'imagination des écrivains et des conteurs volaient à son secours !

Yvon Kerjan s'arracha à ses songes. Il était temps de se mettre en chemin et tenter de rejoindre la Station Virgil Grissom. Bientôt, il se mit à sautiller, puis à effectuer des bons, mimant les kangourous et autres marsupiaux, l'élégance en moins.

Au fur et à mesure qu'il progressait, une douce euphorie s'emparait de lui. Par moment, le paysage semblait se jouer de l'astronaute. Il se brouillait, ondulait, comme

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s'il se donnait à voir à travers une couche d'air surchauffée. Mais, ici, il n'y avait nulle atmosphère !

Puis, soudain, au détour d'un gros bloc rocheux dressé à la manière des menhirs de sa province natale, le sol se mit à tanguer, lui donnant l'impression d'être à la barre d'un navire luttant au milieu d'un océan déchaîné. Le décor parut s'enrouler sur lui-même, offrant la vision d'un gigantesque tunnel. Que se passait-il ? Etait-il en train de perdre la raison ?

Il fût aspiré, emporté comme un fétu de paille dans une rivière en crue, ballotté, culbutant sur lui-même. Il ferma les yeux puis les rouvrit instinctivement quand quelque chose le frôla. D'étranges formes diaphanes dansaient maintenant autour de lui. Puis aussi soudainement que le tunnel était apparu, une troué lumineuse le déchira et l'astronaute se retrouva flottant au-dessus de la Lune. Il redescendit lentement vers la surface, retrouva la plaine recouverte de son manteau de poussière gris cendré, les rochers, les collines… Un paysage redevenu familier… Ou presque...

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Car quelque chose s'était invité dans ce morne paysage, quelque chose qui semblait incongru, impossible, hallucinant, quelque chose qui n'avait manifestement pas sa place sur le satellite de la Terre.

Au fond d'un gigantesque cratère, reposaient des artefacts qui évoquaient un univers qu'Yvon Kerjan connaissait bien, à qui il vouait une véritable passion, un monde qu'il avait maintes fois exploré au cours de ses nombreuses plongées sous-marines.

Ces constructions, semblables à d'énormes coquillages, s'étalaient sur un tapis recouvert d'une végétation luxuriante. Certaines ressemblaient, ici, à des coquilles de Vénus se parant de délicats reflets rosés, là, à des tritons d'où l'on s'attendait à voir sortir des sons. D'autres avaient la forme aplatie des oursins aux tonalités orangés, verdâtres ou mauves avec des protubérances courant le long de lignes joignant le sommet. Tout autour, se découpaient de grandes ouvertures nacrées.

Une gigantesque tour dominait cette étrange cité, mimant une térèbre tachetée, avec l'ambition de tutoyer

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les étoiles en y accrochant sa pointe.

De nombreuses formes multicolores flottaient au milieu de ces édifices. L'ensemble baignait dans un halo bleuté du plus bel effet. Il ne manquait plus que l'eau pour parfaire l'illusion de ce retrouver au sein des mondes sous-marins de la Terre.

Yvon Kerjan était en train de vivre une expérience hors du commun. Il avait l'impression que sa conscience avait construit cet univers et lui donnant une matérialité.

Il se retrouva au pied de la grande tour. C'est alors qu'il les entendit, d'abord faiblement, puis de plus en plus fortes. Des voix cherchaient à communiquer.

- « N'ayez pas peur, Yvon Kerjan ! Vous êtes ici en sécurité.

- Qui êtes-vous ?

- Nous sommes les Passeurs de la Lune.

- Comment connaissez-vous mon nom ?

- Nous savons tout de vous !

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- D'où venez-vous ?

- De la Lune. Nous habitons ici depuis la nuit des temps.

- Mais comment ? La Lune est inhabitable !

- Dans votre réalité, oui ! Mais nous évoluons sur un autre plan d'énergie.

- Que voulez-vous ?

- Nous vous attendions.

- Moi ?

- Oui, vous ! »

Petit à petit, de longues silhouettes se matérialisèrent. L'une d'entre elles s'approcha de l'astronaute. Au sommet d'un long corps effilé comme une aiguille, drapé dans un tissu de lumière, deux énormes globes oculaires sertis dans un visage plat le regardèrent avec une infinie tendresse. Quelques larmes coulèrent le long de ses joues. C'était curieux, il avait toujours, au fond de lui-même, souhaité ardemment cette rencontre avec des êtres venus d'ailleurs.

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Il se dévêtit de son scaphandre, l'air et la pression étant identiques à ceux de la Terre, puis ses hôtes l'invitèrent à visiter la Cité.

Il s'enivra de formes, de couleurs, d'odeurs délicates et merveilleuses. Il goûta de délicieux mets et de fins nectars.

Il se sentait heureux, apaisé. Le mince cordon ombilical qui le reliait à la Terre s'effilochait au fur et à mesure que le temps s'écoulait ou du moins ce qui semblait être le temps.

- « Nous allons maintenant vous conduire à la Tour du Passage.

- La Tour du Passage ?

- Oui ! C'est ainsi que nous la nommons. Votre voyage ne fait que commencer.

- Où vais-je aller ? Quand reverrai-je les miens ?

- Vous aurez bientôt les réponses à toutes vos questions... »

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Et les Passeurs de la Lune l'emmenèrent.

Il fallait que la transition fût la plus douce possible. C'était la mission qui avait été confiée aux entités. Elles avaient extrait de la mémoire de l'homme de l'espace ses vœux les plus chers.

Brocéliande n'était plus qu'un vague souvenir quand il pénétra dans la tour. Il était prêt.

Son visage arbora un sourire lumineux…

L'astronef Aquarius venait de se poser avec la douceur d'une feuille tombant d'un arbre en automne, non loin de Brocéliande, ou du moins ce qu'il en restait.

Le colonel John Christian, commandant l'expédition de secours, avait vainement tenté d'établir un contact avec Yvon Kerjan. Aucune trace de vie n'émanait du vaisseau, aucune activité n'était visible à l'extérieur.

Lorsqu'il pénétra dans l'habitacle, une expression de surprise se lut dans son regard quand il vit le pilote encore sanglé sur son siège.

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Le visage couleur de craie d'Yvon Kerjan arborait un sourire lumineux ...

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