Distinction

La nouvelle de l’Espace - 2014

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Moisson spatiale

Par Patrice FAEDI

Anna se passa la main dans les cheveux, et jetant un œil dans le miroir intérieur, ébouriffa quelques mèches cuivrées. La fringante exobiologiste avait depuis bien longtemps renoncé à ses longues boucles brunes et aimait se donner dorénavant cet air garçonne, qui lui semblait-elle, forçait plus volontiers le respect des jeunes recrues de l’Agence Spatiale Internationale. Près de vingt ans déjà s’étaient écoulées et le souvenir de la mission sur Phobos demeurait.

Partis à bord d’une fusée Ariane de la base de Kourou en Guyane Française, plaqués sur leur siège par la puissance des moteurs à propergol, les cinq cosmonautes avaient rapidement gagné les couches les plus hautes de l’atmosphère terrestre. Ballotée, terrifiée, Anna n’avait

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pu s’empêcher de plaquer sa main tremblante sur celle du solide Alexander. Luca et Svetlana, inquiets mais calmes, s’observaient tendrement, sans mot dire. Thomas, le chef d’équipage, étonnamment serein, communiquait avec le Centre.

Mû par la vitesse acquise dès la poussée première, elle-même augmentée par l’effet de fronde permis par le passage plusieurs fois répété autour de la Terre, le vaisseau Soyouz avait été littéralement catapulté vers la lune martienne. Il importait d’atteindre Phobos, le satellite le plus proche et le plus volumineux de la planète rouge, y atterrir pour la première fois et valider le cahier des charges imposé par l’Agence, redécoller et engager finalement le retour sur Terre.

Après un long périple de plusieurs centaines de millions de kilomètres, ils avaient atteint le satellite de Mars en moins de six mois. Thomas, Alexander, et Anna avaient été désignés pour atterrir, conformément au plan préétabli. La petite lune de masse et de densité réputées faibles et de gravité ainsi réduite ne requerrait que peu d’énergie dans sa phase d’approche. Imitant le module Philae au contact de la comète

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Churyumov-Gerasimenko trois décennies plus tôt, l’atterrisseur décroché de l’orbiteur s’était laissé littéralement choir vers le sol. Il avait ainsi posé en douceur ses quatre pieds sur la régolithe de surface, à faible distance de l’impressionnant cratère de Stickney. Luca et Svetlana, restés dans l’orbiteur, veillaient au grain.

Très vite la gravité insignifiante avait surpris les trois compagnons. Bien qu’ils y aient été préparés, et que leur combinaison spatiale fût parfaitement adaptée à la situation, le régime de minceur draconien que leur imposait Phobos les avait vus soudain si légers que le moindre pas trop appuyé les faisait soubresauter violemment. Une certitude cependant avait pris jour. S’il était aisé de s’y poser, il serait de même enfantin de s’en extraire.

Après plus de quatre semaines passées sur place, le voyage de retour avait vu l’équipage rasséréné, et une joie communicative parvenait même à faire réagir le circonspect Thomas. La mission avait été menée dans les meilleures conditions, et les objectifs réclamés par l’Agence avaient été atteints en totalité. Le mauvais signe

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qui avait accompagné jusque-là les nombreuses tentatives vers Phobos était définitivement effacé. Dans leurs bagages, ils emportaient échantillons divers et clichés multiples de la petite lune et autres images extraordinaires de l’imposante Mars. Les premiers prélèvements ramenés sur Terre allaient confirmer les assertions nées des nombreuses observations et analyses préalables. Si la poussière rouge de la croûte superficielle du petit satellite rappelait celle de Mars, ses couches plus profondes, révélées notamment par la plaie béante que constituait le cratère de Stickney, indiquaient une composition carbonée plus proche de celle des astéroïdes de la ceinture principale. Après plus de cent cinquante années de conjectures diverses, Phobos tombait finalement le masque.


L’ordinateur de bord du véhicule urbain calcula les paramètres de stationnement sécurisés et l’ordre fut donné de procéder à la manœuvre ainsi idéalisée. Anna interrompit immédiatement l’action programmée des roues directrices et entreprit de se ranger manuellement. Elle adorait cela depuis l’obtention de son permis de

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conduire, et n’allait pas laisser une machine se l’approprier. Descendant de sa voiture et vérifiant sa position vis à vis du trottoir, elle se dit qu’elle gardait la main et s’en réjouit.

- Si tu gares aussi bien ton engin spatial sur un de tes cailloux là-haut, tu n’as pas trop de soucis à te faire !

Sa jeune sœur, tout sourire, l’observait depuis sa porte d’entrée. Anna l’embrassa tendrement. Après la mort de leur mère, émigrée russe disparue deux ans auparavant loin de sa terre natale, elle représentait sa seule et unique famille. Ni l’une ni l’autre n’avaient souvenir de leur père, un bon à rien selon les propres mots de celle qui l’avait un jour aimé, et le secret sur son identité demeurait désormais à tout jamais scellé dans la tombe.

- Alors c’est pour bientôt ? Tu viens me faire tes adieux c’est ça ?

- Oui !... On part le mois prochain !

- Ah !... Tu feras bien attention à toi, hein !

Elle conduisait désormais à grande vitesse sur une petite

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route qui l’amenait vers la ville rose. Et le regard perdu sur l’asphalte gris, à peine troublée par le balai incessant des essuie-glaces, elle pleura sa jeunesse perdue et les enfants qu’elle n’avait jamais eus.

Le dernier débriefing avait été programmé la veille de leur envol vers Kourou, où les attendait la fusée qui les emporterait. Anna, légèrement en retard, elle avait horreur de cela, s’était vue signifier l’identité de ses deux compagnons de voyage. Elle avait été de la partie sur Phobos, cette expérience-là forçait le respect, et le regard que lui portaient les jeunes Yevgeny et Younes, finalement choisis pour l’aventure, avait définitivement changé.


Cérès, au cœur de la ceinture principale d’astéroïdes, sur la route de la géante Jupiter, avait été désignée comme l’objectif primordial. La mission prévoyait également le ravitaillement du Complexe Spatial International, démarré huit ans plus tôt sur Phobos, remplaçant ainsi feue la Station Spatiale Internationale, depuis totalement démantelée. La colonisation de Mars, longtemps

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imaginée, avait été en effet finalement abandonnée, au profit d’une base relais sur son petit satellite, plus économique. Le puits de gravité que représentait la planète rouge avait été le maillon faible du projet.

La fenêtre de tir s’était ouverte. Sur la caméra de contrôle, les trois cosmonautes, engoncés dans leur épaisse combinaison de bord, leurs chaussons magnétiques aux pieds, apparaissaient sanglés à la renverse dans leurs baquets contigus matelassés. Anna, calme et souriante, occupait la place centrale et couvant d’un regard protecteur ses deux jeunes collègues, conversait avec le Centre. Le compte à rebours, un temps arrêté, avait été déclenché à nouveau et s’égrenait inexorablement. A l’heure prévue, les cinq boosters du premier étage donnèrent toute leur puissance, et les cent cinquante tonnes de la fusée Proton se soulevèrent du sol. Bientôt les moteurs du deuxième étage prirent le relais, puis ceux du troisième étage, et le vaisseau monta inexorablement dans le ciel vierge de nuages.

Le “Samovar“ (le Soyouz nouvelle génération rappelait étrangement la bouilloire russe) atteignit rapidement les hautes couches de l’atmosphère, sur la trajectoire

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idéalement calculée. Il n’était plus question de recourir à l’effet de fronde passé. Profitant des progrès technologiques et d’une configuration planétaire favorable, huit semaines tout au plus suffiraient pour rejoindre Phobos.


Définitivement débarrassée des affres du décollage inhérentes à ses fonctions de chef d’équipage, Anna coupa le micro. Jetant un coup d’œil sur sa droite et sur sa gauche, elle sourit à la vue de ses deux jeunes comparses pâles comme des morts. Elle se libéra de son siège baquet, et aussitôt se sentit étonnamment légère.

- Au travail les enfants ! On a du pain sur la planche !

Importait déjà la mise en fonction du moteur à plasma, qui pour des raisons de sécurité, n’était toujours sollicité que dans le vide sidéral. La puissance d’une telle technologie, idéalisée depuis quelques années, écourtait avantageusement la durée d’un tel voyage, et par la linéarité de son accélération, créait une gravité artificielle indispensable à la physiologie des corps et à la paix des

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esprits. De même, devaient être déployés les boucliers de protection contre les pénétrants rayons cosmiques. Le “samovar“ pouvait foncer vers la planète rouge.

Sous l’influence de drogues puissantes, les équipages avaient connu dans le passé ce long sommeil forcé, ce manque d’activité physique et cérébrale, et cette terrible nausée qui suivait leur réveil programmé. Ces missions plus courtes autorisaient un rythme nycthéméral, créé de manière artificielle, et une période de repos d’au minimum huit heures venait toujours à la suite d’une journée consacrée essentiellement au travail.


Ils avaient quitté la Terre depuis bientôt un mois. Anna se releva brusquement sur sa couchette en sueur et arracha rageusement son masque de nuit. Elle tira à elle le fin rideau d’intimité et s’assura de la présence de Younes à son poste. Elle se désangla, chaussa ses chaussons magnétiques, sauta en bas de sa couchette et enfila rapidement son épaisse combinaison de bord.

- Bouge-toi ma fille! C’est juste un mauvais rêve !

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Elle avait parlé à haute voix pour elle-même. Younes se retourna tout en s’étirant et bailla à s’en décrocher la mâchoire.

- Tu disais ?

- Rien !... Allez ! Va te coucher ! Je prends la relève ! Et notre playboy, il fait quoi ?

- Il accumule les kilomètres à coup de pédale ! … Mal dormi ?

- Oui ! Le mal de l’espace !… Allez ! Va te reposer !

Distraite, Anna parcourait sans les voir les chiffres publiés par l’Agence, rendant compte des analyses spectrométriques de la surface de Cérès, obtenues trois années plus tôt par un robot largué sur place. Un message d’alerte illumina soudain l’écran de contrôle devant elle. Ce qu’elle lut en levant les yeux la glaça d’effroi.

URGENT - MISSION CERES AVORTEE – ANNULER PROCEDURE FREINAGE PROGRAMMEE

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– CORRECTION TRAJECTOIRE RECALCULEE - ATTENDRE INSTRUCTIONS

La colère qui la gagnait alors, Anna avait peine à la contenir. La lâcheté des responsables de l’Agence atteignait là des sommets. Mettre par écrit ce qu’ils n’osaient lui annoncer de vive voix l’avait d’abord fait sourire. Mais quand, bousculé par ses questions, Thomas, depuis Haut Responsable des Missions Martiennes, lui avait avoué que Cérès était finalement abandonnée, qu’il lui était intimé de se diriger vers Euclide, mythique géocroiseur qui avait fait les gros titres des journaux vingt-cinq ans plus tôt, que sa proximité en faisait aux yeux des financeurs privés une priorité, que la mission qui lui était assignée serait ainsi mieux “vendue“ auprès du grand public, elle avait littéralement explosé. Elle rageait de sa naïveté, de sa condition de femme, et conspuait désormais l’ami qui la trahissait.

Cérès, la planète naine, comme la désignaient les astrophysiciens, avait été depuis longtemps convoitée par les exobiologistes de l’Agence Spatiale Internationale, qui espéraient trouver dans son océan

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d’eau liquide supposé sous la croute de surface, les réponses manquantes à l’éternelle question des origines de la vie sur Terre. Anna en avait rêvé. Les décideurs le voyaient cependant d’un autre œil. Cibler un astéroïde, l’idée leur plaisait. La finalité envisagée était cependant toute autre. Ils imaginaient quant à eux une aventure extraordinaire, un nouveau feuilleton cosmique, l‘épopée des nouveaux héros de l’espace au secours de l’humanité. L’Agence ne voulant pas compromettre les missions futures avait fait contre mauvaise fortune bon cœur, et devant le courroux d’Anna, Thomas ne pouvait que s’en mordre les doigts.

- Je refuse !

- Mais tu ne peux pas !... C’est impossible !...

Evgueny et Younes se nourrissaient au sein d’Anna et elle n’eut pas à développer outre mesure le fond de sa pensée, ils iraient là où elle irait, jusqu’au-boutistes. Coupant définitivement toute liaison avec la Terre, ils provoquèrent comme le prévoyait la procédure la lente décélération par refroidissement contrôlé du réacteur nucléaire et le basculement complet de leur vaisseau. Ils

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atteignirent Phobos en temps voulu et y posèrent en douceur leur “Samovar“. Réfugiés dans le Complexe, les six cosmonautes présents, trois hommes et trois femmes, les accueillirent sans comprendre. La communication voilée de l’Agence de même les interrogeait, et leur foi partagée et inébranlable en la science ne pouvait souffrir la dérive supposée. Ils étaient cependant mandatés par elle et, solidaires d’Anna, leur position deviendrait rapidement intenable. Décontenancés, ils étaient allés tous se coucher.

Elle déclencha le petit moteur de secours à propergol. Sous la très faible impulsion, le “Samovar“ bondit littéralement du satellite, et sur le fond rouge éclatant de Mars emplissant le ciel, prit la direction de Cérès. Anna, bouleversée, laissait derrière elle ses deux compagnons de voyage, voulant assumer seule sa coupable opiniâtreté. Elle emportait dans ses soutes le ravitaillement promis au Complexe, et envisageait les mois à venir avec la belle confiance des idéalistes. Elle mit en fonction le moteur à plasma et la puissante accélération ainsi générée poussa irrésistiblement son “Samovar“ vers la Planète Naine.

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Moins de six semaines plus tard, en orbite basse autour de l’astéroïde, elle lançait la procédure d’atterrissage et se posait sans dommages sur son sol glacé. La faible gravité sur Cérès, bien que très supérieure à celle sur Phobos, permettait les déplacements légers. Et, conquérante, elle entreprit de l’explorer. Conformément aux calculs préétablis par les ingénieurs de l’Agence, elle avait rejoint la petite planète à son périhélie, et la température à sa surface y était alors la plus chaude. Anna se mit ainsi rapidement à prélever dans les zones proches de son pôle nord, les plus exposées aux rayons du soleil, la vapeur d’eau jaillie de profondes sources souterraines. Ce qu’elle vit un matin d’octobre 2064, sous l’objectif de son microscope optique embarqué, elle ne put le garder pour elle.

- Thomas ?... Devine ?

- Anna ?... Mais à quoi tu joues ? T’as fichu une de ces pagailles !...

- Une bactérie ! … Une bactérie extraterrestre !

Elle en bafouillait.

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- J’ai analysé la séquence de son génome… Tu ne me croiras jamais ?... Il est différent de tout ce qu’on a pu voir auparavant !... Une autre configuration !... Je t’envoie mes résultats ! C’est merveilleux non ?...


Anna jubilait. Elle imaginait la joie à venir sur les visages de ses collègues de l’Agence. Quelle récompense elle offrait là à tous ceux qui consacraient leur vie à la recherche. Le retour parmi les siens lui importait désormais plus que tout. La configuration planétaire particulière privilégiait la lune de Mars comme destination première, elle y avait tant à se faire pardonner. Ayant programmé l’ordinateur de bord, elle activa le petit moteur à propergol. Le “Samovar“ pointa son nez vers Phobos.

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