Distinction

La nouvelle de l’Espace - 2014

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Maintenant Je sais

Par Danielle CHAVANCY

J'ai de la chance, je suis allée sur la lune.

Comment dites-vous ?...

Ah non, pas avec les cosmonautes d'Apollo.

Je n'en avais ni les capacités, ni la possibilité : imaginez… La Nasa !

Non, non. C'est beaucoup plus simple.


Je suis tout bonnement tombée sur un concours de nouvelles demandant de conter un séjour merveilleux sur la lune. Avec en filigrane cette question qui taraude

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les humains depuis des millénaires, sans doute depuis qu'ils se sont redressés et ont pu contempler certaines nuits la lampe magique au-dessus de leurs têtes, mais qui donc habite la lune ?


C'est vrai ça, qui donc habite la lune ? Ce croissant lumineux parfois ténu, parfois épais, tourné à droite, tourné à gauche, parfois rond presque parfait, et parfois disparu.


Après les missions Apollo, ON nous a affirmé qu'il n'y avait pas de vie sur la lune. On ? Les scientifiques. Les rationnels, les méthodiques, les cartésiens.

Mais que disent les fantaisistes, les amis de Pierrot ou de Jean de la Lune ?

A-t-on écouté les troubadours et poètes de tous horizons ?

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Qu'en pense mon chat qui certaines nuits inondées de sa clarté, lève son museau pour scruter sa ronde lumière. A ce moment-là, ses moustaches ne frémissent-elles pas ?


Aussi, un peu pour honorer le concours de nouvelles, un peu pour en avoir le cœur net, par une nuit étoilée du mois d'août dernier, me suis-je installée sur mon relax.

Une petite brise aérait la touffeur de la journée. J'ai recouvert mes genoux d'un plaid - il faut prendre soin de soi pendant les voyages - et fixé mon regard dans le ciel.

C'était la pleine lune. Qu'elle était belle.


Le décollage a été instantané.


J'ai commencé par m'élever au-dessus de ma maison. J'ai ensuite survolé la forêt qui la borde. Les étangs reflétaient le halo d'or et les arbres bruissaient d'une blonde clarté. Je me laissais bercer par la douceur du

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vent et les gouttes de lumière qui inondaient la nature. Quelle ne fut pas ma surprise en me retrouvant tout à coup face à deux yeux irisés qui me fixaient dans la pénombre. Les yeux d'une chouette. Une dame blanche, envolée elle aussi. Une amoureuse de la nuit. Comme moi.

Je la saluais et poursuivis mon ascension.

Je ne saurais dire le temps que dura le voyage qui m'éloigna de la Terre et me fit me retrouver au milieu des étoiles. Une nouvelle clarté m'enveloppa tout à coup. C'était comme une multitude de soleils minuscules. Une scintillation de millions et de millions de points sur une musique qui m'était inconnue.

Je voguais dans l'infini de l'Univers, je percevais les battements de son cœur. Une brusque émotion amena des larmes au bord de mes paupières. Dans cette palpitation lumineuse incessante, je la vis : ELLE, la princesse de nos rêves d'enfants, la muse de notre imaginaire, la mystérieuse, la fascinante, LA LUNE. Les ombres de ses cratères dessinaient comme un visage et j'eus l'impression d'un sourire bienveillant.

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Je m'approchais en tremblant de son aura et posais le plus délicatement possible la pointe de mes ballerines sur ce qui me parut être un tapis cousu d'or.


Au début, je n'ai rien vu.

Il a fallu que mes yeux s'habituent à sa lumière.

Puis peu à peu, j'ai distingué un drôle de petit bonhomme qu'il me semblait connaître. Mais oui, c'était bien lui ! Le Petit Prince… Si, si, celui qui habite une toute petite planète et qui possède une rose pour amie. Ma stupeur déclencha son rire pur comme du cristal :

- Pourquoi es-tu donc aussi surprise ? Je sais que tu connais mon histoire par cœur et que tu me portes en toi depuis ton enfance.

Je ne pouvais détacher mon regard de ses yeux facétieux. Il était tout comme je l'imaginais et son écharpe qui volait au vent de l'espace intersidéral me fascinait. Je restais muette. A dire vrai, j'étais surtout très intimidée.

Il poursuivit :

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- Tu le sais, j'adore les couchers de soleil. Sur ma toute petite planète, rappelle-toi, il m'est arrivé d'en admirer jusqu'à quarante-trois, juste en déplaçant ma chaise !

Et il se remit à rire.

Mais ce que mon ami Antoine a oublié de vous dire, poursuivit-il, c'est que lorsque le soleil se couche, chez moi aussi la lune prend le relais. J'apprécie de la même façon "les couchers de soleil" et "les levers de lune". Il a omis de vous en parler.

Il me semble pourtant lui avoir raconté cela aussi, mais obnubilé qu'il était lorsque je l'ai rencontré dans un désert de ta planète, les mains dans le cambouis de son moteur d'avion, affairé à réparer sa panne, sans doute n'a-t-il pas bien tout écouté de mon récit. Aussi lorsque tu as frôlé ma petite planète sans même t'en apercevoir, je t'ai suivie, car j'ai bien perçu que c'est pour atterrir ici que tu t'étais envolée. Oh pardon, atterrir n'est peut-être pas le terme approprié. "Alunir" plutôt ?

Tourneboulée par cette rencontre inattendue, je n'arrivais toujours pas à proférer un son.

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Il me prit délicatement la main et me fit avancer sur le sable doux qui ressemblait à celui des plages de chez nous en beaucoup plus fin. C'était comme de la poussière, ou mieux, de la farine… Mais je n'entendais pas le bruit familier des vagues qui d'ordinaire l'accompagne.

Ici, il n'y avait que du silence. Un silence fait d'éternité, de temps protégé, inviolé.

A ce moment-là, j'osai prendre la parole et lui dire le pourquoi de ma venue.

- J'aimerais que tu me fasses rencontrer les habitants de la Dame Blonde, celle qui illumine notre ciel nocturne et nous intrigue depuis la nuit des temps, nous les humains.

Et je lui racontais le concours de nouvelles.

Je lui soumis aussi mon impression qui ne correspondait pas tout à fait à ce que les cosmonautes nous avaient rapporté.

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- Tu as raison. La lune est habitée. Mais si l'on arrive ici avec un regard de scientifique, on ne voit personne. C'est ce qui s'est passé. Les hommes venus de la Terre ont recherché les éléments qui pour eux sont nécessaires à la vie. Ils ne les ont pas trouvés. Ils ont observé avec leurs yeux de chercheurs. Voilà l'erreur.

Il me fit m'allonger sur la poussière de sable.

- Ferme tes paupières. Ouvre ton cœur. Mets-le en harmonie avec celui de l'Univers.

Et en disant cela, il promenait ses mains sur mon front. Elles étaient douces et tièdes. Je me laissais bercer par ses paroles que j'intériorisais peu à peu.

Lorsqu'il me demanda de rouvrir les yeux, je découvris au-dessus de moi une nuée de visages espiègles qui m'examinaient sans aucune retenue.

C'était donc vrai. Il y avait des habitants sur cette boule que les humains déclaraient déserte ?

Je me remis debout prestement.

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Il me sembla être Blanche-Neige se réveillant au cœur de la forêt inconnue avec autour d'elle les petits nains en train de l'observer.

Les habitants de la lune que j'avais sous les yeux étaient en effet beaucoup plus petits que moi. Je me penchai vers eux et arborant mon plus beau sourire, me mis à les saluer, agitant mes mains, me courbant en révérences et en courbettes significatives.

Le rire du Petit Prince jaillit une fois encore telle une cascade rafraîchissante :

- Tu peux les saluer dans ta langue. Ici, tout le monde se comprend. Les paroles que tu prononces n'ont aucune importance, ils capteront tes pensées au moment même où tu les émettras. C'est comme un langage de l'esprit.


J'eus à peine le temps d'intégrer cette notion nouvelle pour moi, qu'ils étaient tous à me toucher, à me serrer les mains, à me porter l'accolade et pour les plus hardis, à m'embrasser sur les joues.

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Ils nous ressemblaient beaucoup. Seuls leur petite taille et le halo de lumière qui les entourait les différenciaient des humains. Au milieu de cette foule réjouie apparemment par ma présence, j'aperçus tout à coup des visages connus.

Mais si, c'était bien Cendrillon et Merlin l'Enchanteur et Pierrot bien sûr accompagnés de Colombine et la Belle au Bois Dormant et la petite fille aux allumettes et Blanche Neige et Niels et le petit Poucet et Boucle d'Or et Hansel et Gretel… et Peter Pan qui voletait autour de moi jusqu'à m'en donner le tournis !

- Eh, ce n'est pas sur un tournage de dessin animé que je voulais atterrir, c'est sur la Lune ! Je veux savoir s'il y des habitants sur la Lune !

J'entendis alors comme des milliers de voix résonnant dans ma tête :

- Mais TU ES sur la lune, et NOUS SOMMES ses habitants !

J'écarquillais les yeux et restais bouche bée. J'apercevais aussi des personnages à la peau noire, des visages aux

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yeux bridés, d'autres basanés avec de magnifiques yeux en amande. Des personnages qui m'étaient moins familiers… Mais tout de même… Oui c'était bien Ali Baba, et là, Shéhérazade… Et plus loin encore c'était bien l'Empereur de Chine…

Le Petit Prince revint vers moi :

- La lune est le pays des rêves… Et tu es bien placée pour savoir que ce sont les enfants qui ont le plus la capacité de rêver. Il est donc normal que tous leurs amis des histoires et des contes habitent ici, non ? Regarde bien, ils sont là tous, en provenance de tous les continents de ta Terre.


En fait, je les avais beaucoup côtoyés pendant mon enfance et même durant ma vie d'adulte puisque lorsqu'on est institutrice, particulièrement en maternelle, ils sont présents à chaque instant à vos côtés.

Mais je ne m'étais jamais posé cette question essentielle : où habitent-ils ?

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J'étais fascinée d'apprendre aujourd'hui qu'ils peuplaient notre satellite.

Le Petit Prince poursuivit :

- Mais il n'y a pas que les personnages des histoires pour enfants à vivre dans cet endroit.

Et il me prit la main.

Je n'avais pas encore remarqué le sentier en creux au cœur du sable. Il m'y conduisit et m'invita à le suivre.

Je mis mes chaussures dans les empreintes que les siennes déposaient, raccourcissant mes pas afin de les adapter aux siens.

Nous marchâmes ainsi l'un derrière l'autre accompagnés par la clarté lunaire, une lumière opalescente et douce. Nous traversâmes plusieurs villages, escortés par les petits personnages qui m'avaient accueillie. Je reconnaissais leurs habitations. Des palais, des masures, des grottes, des maisons en forme de champignons. Ils gambadaient autour de nous, m'abreuvant d'explications.

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Nous arrivâmes enfin à l'orée d'une forêt singulière. Elle semblait inconsistante, composée de matière transparente. Un halo blanc où se dessinaient arbres, buissons, chemins et ruisseaux.

Tous s'arrêtèrent et firent silence. Je ressentis comme un immense respect.

Je distinguais alors des fées, des elfes, des lutins, des trolls, des korrigans… la liste serait longue : tous ces petits êtres vivant dans nos forêts, décrits depuis des siècles par toutes les civilisations terrestres. A la seule différence qu'ils étaient eux aussi transparents, comme constitués uniquement d'éther.

J'en fis la remarque au Petit Prince :

- Mais pourquoi n'ont-ils pas de couleurs ? Sont-ils vraiment réels ?

- Ce sont les doubles de ceux dont parle votre littérature. Ils ont laissé ici leur apparence, la quintessence vaporeuse de leur être. Ils sont pour l'instant avec vous sur la Terre, car, il y a fort longtemps, ils se sont donnés pour mission de protéger votre

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Nature et l'accompagnent depuis dans son développement. Lorsque les hommes seront devenus sages et protégerons eux-mêmes les beautés de leur planète, ils fusionneront à nouveau avec leur double et pourront revenir vivre ici complètement.

Cette découverte me laissait abasourdie. Je les regardais se déplacer, communiquer entre eux, vivre tout simplement. J'étais émerveillée. Ainsi ce que je pressentais depuis toujours était là sous mes yeux. Ces petits êtres de la Nature présents dans toutes les cultures du monde, existaient bel et bien. Et dire que chez nous, seuls quelques initiés avaient eu la révélation de leur existence.

Je remerciais vivement mon guide pour le bonheur qu'il me procurait. Il me regarda affectueusement et se contenta de me sourire. L'éclairage ambiant illuminait ses cheveux blonds. J'eus une pensée de reconnaissance envers Saint-Exupéry qui me faisait l'honneur de partager avec moi l'amitié de son Petit Prince.

- Viens. Il y a encore d'autres habitants ici, reprit-il.

Et il se remit en marche.

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Je le suivis à nouveau, curieux de ceux que j'allais maintenant découvrir.

Nous quittâmes la forêt et après un long moment de cheminement dans le désert sélène tel que nous le connaissons depuis les images rapportées par nos cosmonautes, nous approchâmes d'une ville.

En y pénétrant, je remarquais son architecture étonnante: un mélange incroyable de tout ce que mes livres d'histoire m'avaient révélé. Cohabitaient des constructions de temps très anciens avec les structures les plus avant-gardistes que j'aie jamais rencontrées. La géographie n'était pas en reste. Se côtoyaient sans gêne des habitations glanées aux quatre coins de notre planète. J'avais l'impression de passer d'un continent à l'autre à chaque pas.

Les rues étaient encombrées de toutes sortes d'objets hétéroclites. De nombreux habitants circulaient, se saluant, échangeant leurs idées. Aux carrefours, s'étalaient des créations artistiques en tous genres. On peignait, sculptait, photographiait, modelait, chantait, écrivait, déclamait des poèmes. De la musique s'élevait

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en provenance d'une quantité incroyable d'instruments différents. Des mélodies on ne peut plus variées. Chacun jouait avec tout son cœur. Certains avaient formé des orchestres.

Je découvris aussi un quartier où tous s'affairaient. D'après ce que j'en déduisis, s'étaient regroupés là les chercheurs de toutes les époques. Ils utilisaient un nombre incalculable d'appareils divers. Ils servaient la science, la médecine, l'astronomie, et bien d'autres spécialités… J'en reconnus plusieurs.

Je me tournais vers le Petit Prince :

- La ville des rêveurs, me dit-il. Les artistes, les bâtisseurs, les savants, tous ceux qui ont fait progresser votre humanité. La ville des hommes et des femmes qui sur Terre, ont été au service d'un rêve.

La Lune. 

Maintenant je savais.

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C'était tout simple : elle était peuplée de ceux qui rêvent et de ceux qui nous font rêver. Mais allez dire cela aux humains. Qui me croirait ?

Je ris avec le petit bonhomme qui me les avait présentés.

Toute cette vie, tous ces habitants, sur ce sol où les délégations terrestres si fières d'avoir pu y poser le pied n'avaient vu qu'un désert poussiéreux !

"Un petit pas pour l'homme, un grand pas pour l'humanité" lui dis-je avec un petit air moqueur.

Son rire redoubla, égrenant ses notes dans le ciel constellé d'étoiles, puis s'éloigna peu à peu jusqu'à se perdre dans le silence de l'immensité.


Lorsque je me retrouvais sur mon relax, il avait disparu et je ne perçus plus que le ronronnement de mon chat pelotonné sur le plaid déposé sur mes genoux.

La lune était là, au-dessus de ma tête.

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Elle s'était juste un peu déplacée.

Le ciel s'éclaircissait du côté de l'est.

Encore un petit moment, et elle délaisserait sa clarté lumineuse pour une teinte pâle.

Un oiseau chanta tout près de moi. Le jour n'allait pas tarder à se lever.

Je sus que mon voyage était terminé.

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