Distinction

La nouvelle de l'Espace - 2014

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Le bug de l’an 3000

Par Martine CONSTANTIN

Il fut un temps dans ma vie où je n’attendais plus la moindre surprise. L’enchaînement des évènements était limpide comme une page de code.

Or, depuis quelques jours, récurrentes et imprévisibles, des irrégularités grenèlent mon cerveau, perturbent les combinaisons de signaux électriques de ma pensée, lézardant profondément les écrans avec lesquels j’ai fusionné. Comme si… Ah ! Non ! Laisser tomber les comparaisons. Du moins pour l’instant… Une dénonciation aujourd’hui serait fatale. Le décret 4471 du Traitement Automatisé du Langage a été téléchargé dans tous nos cerveaux et nul n’est censé ignorer que les métaphores comme tout indice de subjectivité sont impropres à servir nos échanges.

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Notre charte impose l’élimination des redondances pour que l’information, mieux compressée, se propage plus vite et plus loin… Signalé comme suspect, tout message portant trace de marqueurs linguistiques susceptibles d’en troubler le sens, est immédiatement effacé et son émetteur sanctionné. C’est pourquoi je me bornerai ici à signaler que quelque chose cloche dans l’Empire des Deux Lunes même s’il est périlleux d’employer ce terme clocher… qui me paraît d’ailleurs bien approximatif pour cerner la nature de ce que j’ai découvert.

Pour résumer something is rotten in the State et il devient urgent de rencontrer Xoloth. Kom03.

Par prudence, avant de pénétrer dans le tube aux parois vitrifiées de l’Hyperloop, je me mets en mode silencieux - de toute façon l’essentiel de mes révélations se trouve dans le rapport que je vais remettre à Xoloth. Dans ces circonstances bien particulières, préférant éviter mes semblables, je choisis un siège dans une capsule monoplace qui, propulsée à 1200 kilomètres/heure par une combinaison d’air comprimé et d’électromagnétisme, me transportera en quelques minutesau DeepMindXLab.

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Pas question d’être en retard ! J’ai rendez-vous avec Xoloth.Kom03 à 13 heures et sa ponctualité est notoire.

Malgré la hauteur des pylônes qui enjambent le canyon, j’ai le temps d’apercevoir le chantier de fouilles archéologiques que dirigent mes collègues de l’Institut de Recherches Archéologiques Préventives, chargés de la détection et de l’analyse du patrimoine archéologique touché par les travaux d'aménagement de l’ED2L .

Une de leurs équipes venait de mettre au jour un site pré-transhumaniste de communication routière datant du millénaire précédent. On repérait distinctement le nœud où les chemins - que les humains nommaient autoroutes - se divisaient, se jetant sur des ponts chancelants qui se chevauchaient aléatoirement, soutenus par de frêles piliers d’inégales hauteurs. Sur les revêtements fissurés on distinguait encore, peintes en blanc, de grandes flèches silencieuses qui devaient sans doute indiquer les directions. A voir les vestiges on se demandait s’ils savaient réellement dans quelle direction ils avançaient, ces pionniers du transport. La ville qu’ils laissaient dans leur dos, ne la retrouvaient-ils pas soudain devant eux ?

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Solitaires ou multiples dans leur habitacle minuscule avançaient-ils vraiment ? Vers quoi ? Difficile aujourd’hui de se représenter cette lenteur, cette langueur. Maintenant tous les transports sont collectifs et … rarissimes. Inutile de se déplacer. Perte de temps. Perte d’énergie. Les données informatiques circulent mieux et plus vite que les êtres dont elles font d’ailleurs intégralement partie.

Je dois dire qu’en matière de transport moi j’encaisse assez mal les vibrations de la capsule de l’Hyperloop. Et aujourd’hui encore plus mal que d’habitude. A la première accélération, c’est contre un mur de glace que je crois m’écraser. Au rythme des accélérations/décélérations, je perds rapidement le contrôle de mes sensations. Une succession de zébrures brouille l’impeccable logique spatio-temporelle selon laquelle je suis programmé. Je chute dans une galerie crépusculaire, prononce des paroles incohérentes, tente de m’enfuir mais reste sur place, me précipite vers un écran-miroir pour me rassurer sur mon existence mais il ne me renvoie aucun signal.

Cet état de dépossession de soi, était-ce cela qu’autrefois ils appelaient le rêve ? Etait-ce un trouble de la vue ou un trouble de la conscience ? L’ultime décélération retarda définitivement la réponse. A l’arrêt j’avais oublié la question. Décidément les choses ne tournaient plus rond. Il était 12h59.

A peine Xoloth.Kom03 m’aperçut-il qu’il me signifia sa contrariété par un haussement de sourcil faussement surpris, presque humain. J’aurais pu ironiser mais avec lui il n’était pas stratégique de jouer au plus fin alors que le temps et les mots m’étaient comptés… J’ignorai donc la mimique et jetai sur son clavier un mince document.

- Merci de le publier sur le Dark Net Sky !

- Tout ça finira mal ! Tu ne sais même pas dans quelles mains tomberont ces données…

- Qu’importe ! De toute façon la fin est imminente. Nous sommes à la veille d’un grand bouleversement…

- Tu n’as aucune preuve !

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- Les preuves sont là-dedans ! Entre deux Lunes, j’ai vu plusieurs individus s’agiter dans la Réserve des Minorités Planétaires où s’effectuent nos expériences mémorielles. J’ai entendu ces survivants mutiques recueillir sur les lèvres parcheminées de leurs mourants des sons interdits. Notre programmation les a condamnés au silence. Nous étions certains que leur mémoire s’effacerait d’elle-même, qu’ils perdraient à jamais le souvenir des choses qui allaient avec les sons : la transparence des rivières, l’exubérance des arbres, l’âpreté des rochers, l’ondulation des fleuves et des femmes, la nostalgie des musiques. Mais inlassablement à l’affût des sons dont on les avait séparés, certains ont retrouvé les mots. Et en possession des mots ils sont en train de ranimer les choses. Chaque dernier souffle délivre un rêve, un poème ou une technique. Le programme a échoué.

- Qui te croira ?

- Je ne suis pas n’importe qui ! Comme toi je suis un H+, citoyen de l’Empire des Deux Lunes ! Son avènement… et sa chute avaient d’ailleurs été prédits - souviens-toi de1Q84 ! -

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par un écrivain de l’antiquité nippone, quelques milliers d’années plus tôt…

- Toujours tes références obscurantistes ! Je n’ai pas à me souvenir d’un faiseur de prédictions !

- C’était le plus grand romancier de sa génération…

- Tu parles ! Un obscur plumitif issu d’une province que les eaux radioactives ont rongé ! L’avait-il prévu cela ? Seule la science abroge l’imprévisible !

- Les scientifiques ont beaucoup rêvé…

- C’était la préhistoire ! L’Intelligence Artificielle qui cerne le réel se passe bien des rêves ! Qui se soucie aujourd’hui des livres de fiction ! Archaïques vestiges d’une civilisation que les eaux ont noyée, d’une peuplade qui ne maîtrisait même pas l’énergie des atomes ! Ressaisis-toi et renonce à tes voix de mortels! Toi, tu es comme tous nos congénères programmé pour l’Eternité.

- L’Eternité que les Maîtres ont créée est en train de sombrer…

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- Foutaises ! Circulant dans nos corps des nanorobots luttent en permanence contre le vieillissement et la boîte noire implantée dans notre cerveau, enregistrant gestes et paroles nous protège des souvenirs flous. Notre mémoire à court terme est prodigieusement opérationnelle…

- Certes ! Mais, réinitialisée à chaque nouvelle lune elle est aussi privée de souvenirs lointains...

- Léger déficit… largement compensé ! L’interconnexion de nos cerveaux mis en réseaux sur le modèle des anciens ordinateurs a créé un nouveau mode de conscience collective qui soustrait l’Empire aux dérives multipolaires et inhibe toute pulsion individuelle. Ne cherche pas à te distinguer en faisant le malin ! Grâce à une politique exemplaire d’eugénisme scientifique, nous évoluons dans des cycles programmés d’où sont exclus hasard génétique et risque d’endémies. On ne pouvait créer design plus performant !

- Tu sais aussi bien que moi comment cette surhumanité s’est construite ! Avec quels sacrifices !

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Depuis l’avènement de l’Empire six mille langues ont disparu et avec elles les milliards de Minorités Planétaires qui les parlaient. Se turent alors les voix des forêts, des savanes, des taïgas, des fleuves et les polyphonies de cités millénaires dont le nom aujourd’hui n’est connu que de quelques érudits qui travaillent clandestinement puisque toute recherche dans ce domaine est prohibée. New York, Pékin, Paris, Bombay, Santiago sont des brûlots susceptibles de la peine capitale : on débranche tous les capteurs de l’Eternité.

- Cités décadentes ! Tours de Babel anarchiques ! Aujourd’hui et c’est très bien ainsi nous ne communiquons plus que dans deux ou trois langues d’identique origine dont les alphabets et les graphies ont été simplifiés afin de devenir de simples outils et non des creusets capables de faire naître des chimères. Les Maîtres ont eu raison de se méfier des mots - et notamment des adjectifs ! - dont le propre est de nous égarer dans des émotions incompatibles avec la perfection de notre évolution.

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- Douter est une force…

- Douter est une hérésie ! Ce n’est pas moi qui me plaindrais que nous soit depuis longtemps devenue inaccessible la Vallée de l’Inquiétante Etrangeté où l’on pouvait jadis éprouver de douloureux dilemmes. Notre identité d’H+, nous délivre de toute ambivalence et s’accommode parfaitement de ce codage linguistique minimal. Un trop grand nombre de mots et de langues n’aurait pas manqué de raviver chez certains une faille, une faiblesse cachée, un défaut dans l’armure…

- L’armure se lézarde…

- Se lézarde, d’où te vient ce phonème ?

Comme mes contemporains, j’avais fait allégeance à la langue dominante. Je n’en parlais ni n’en comprenais - officiellement - pas d’autres… C’est pourquoi, pour ne pas éveiller ses soupçons, je m’abritai derrière une formule que l’Empire tolérait encore :

- Se lézarde ? Bof… Réminiscence résiduelle.

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Des mots comme ceux-là, je me serais bien gardé autrefois d’en prononcer devant Xoloth.Kom03, mais aujourd’hui le temps pressait. J’avais perçu le signal. Et je devais le faire savoir. Il me suffisait pour l’instant qu’il diffuse le rapport dans le Dark Net Sky. Une bouteille à la mer. C’est sans doute ainsi que nos prédécesseurs auraient jugé l’initiative. Pourtant il fallait essayer même en sachant que si cela échouait Xoloth, en fervent thuriféraire de l’Empire, serait le premier à me dénoncer et à m’effacer du Système. Mais paradoxalement lui seul, officiant doué et récemment promu du DNS, était en mesure de transmettre l’information dont je ne lui avais donné que des bribes pour exciter sa curiosité sans mettre en danger ces migrants de la mémoire par lesquels l’Empire allait sombrer.

Lui en dire plus était m’exposer à révéler l’inconcevable : dans cet Empire d’où l’imprévisible est férocement exclu, l’imprévisible m’était finalement advenu.

Lors de la dernière réinitialisation de ma mémoire quelque chose … un rêve, un souvenir, un mot imperceptible, un grain de sable ou de poussière – smart dust auraient dit nos ancêtres sacrifiés

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pour accélérer le passage à l’évolution dont nous sommes les représentants – s’est glissé dans le programme. Depuis, je suis réceptif à d’étranges phonèmes officiellement bannis. Le firewall installé sur ma boîte noire ne fonctionne plus.

J’entends des voix. Par bouquets sonores me reviennent le parfum des roses d’Alexandrie, des papyrus d’Egypte, des sables de Tombouctou… Je me charge d’images. Des sensations inouïes me traversent. Le désir de connaître me déchire et dérègle tous les capteurs. Je résiste de plus en plus faiblement à la tentation de franchir les seuils prohibés.

Par instant je dérive vers un espace clos et circulaire où se recueillent, à proximité d’alvéoles infinies, des ombres pensives . Ombre parmi les ombres, mon double parcourt des galeries qu’aèrent des escaliers sans marches, s’arrête en extase - le mot est venu comme de lui-même sans que je sache bien ce qu’il désigne... - devant une paroi de livres et psalmodie des formules puisées dans des feuillets qui, une fois tournés, se dédoublent en d’autres…

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Parfois, au centre, une page entièrement blanche, inconcevable car elle n’a pas d’envers, se détache et s’envole…

C’est ainsi que j’ai eu connaissance de ces étonnants labyrinthes où les primitifs cachaient leurs mots. A leur époque, nos ancêtres - j’ose le mot bien qu’il soit prohibé puisque nous sommes posthumains - parlaient des milliers de langues, naissaient, vivaient et mouraient pour les mots. Ils gardaient leurs trésors dans des édifices adulés où chatoyaient récits épiques, poèmes, textes religieux, recettes médicinales, traités de mathématiques ou d’astronomie. Pour les défendre de la haine, du pillage ou des flammes des hommes aux jambes souples et des femmes aux ventres généreux - il y avait alors deux sexes - ont traversé des brasiers, appris par cœur, copié des mots sur de l’écorce, des peaux de mouton, des omoplates de chameau, traduit, gravé sur des disques souples, et même plus tard, à une époque qui précède de peu l’hégémonie de l’Empire, encodé sur des brins artificiels d’ADN les plus rares et les plus lumineux de leurs mots.

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Et nous, nous pour qui tout est déjà écrit, nous pour qui vivre n’est que durer, nous avons cru pouvoir arracher les langues d’une espèce que la connaissance du désir et de la mort rendait bavarde et polyglotte ! Mais nous avons échoué. 

Si, grâce aux preuves que j’ai disséminées dans le DarkNetSky, quelqu’un soupçonne enfin la vérité, les Maîtres passeront à l’offensive. Ils nieront. Ou plutôt ils prétendront qu’égaré dans un programme qui ne m’était pas destiné, rattrapé par un virus rarissime sur lequel l’Intelligence Artificielle qui nous gouverne n’a pas encore de prise, j’ai été victime du Syndrome de Babel.

Ne les croyez pas ! C’est de mon plein gré que je choisis de sortir des lignes de code qui m’ont donné naissance comme c’est en toute liberté que j’ai opté pour ne pas prévenir les Autorités lorsque les premiers mots étrangers furent lâchés dans la Réserve des Minorités Planétaires. Fasciné par l’éclat des sons, je ne dis rien. Je ne dis rien non plus lorsque je vis s’accumuler bois, glaise, écorces, brindilles, poulies, alvéoles, rayonnages et s’ériger une étrange sculpture de laquelle s’élançaient,

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clairs et différenciés, d’abord des cris et des pleurs puis des rires et des soupirs, des mots aussi de toute taille, avec ou sans voyelles, avec ou sans consonnes, des gros, des maigres, des tendres, des belliqueux aussi qui voulaient passer devant les autres mais qui étaient courtoisement remis à leur place…. Du jamais vu dans l’Empire…

D’ailleurs dans la langue formatée de l’Empire des Deux Lunes cet ouvrage clandestin, bruissant de sons et de souffles, n’a pas de nom.

N’y attachez pas d’importance. Car en vérité je vous le dis avant de disparaître, l’Empire et sa néo-humanité sont proches de la fin tandis que d’ici peu se perpétuera, infini et incorruptible, cet ouvrage que les langues qui se délient appelleront - pour l’éternité ?

 

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