Distinction

La nouvelle de l'Espace - 2019

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Veuillez essuyer vos pieds.

Par Fanny LAMBOLEZ

Cela fait maintenant plus de quatre heures que le module s’est posé sur la Mer de la Tranquillité, dont chacun espère qu’elle soit la bien-nommée pour cette mission qui doit faire date. Neil Armstrong répète mentalement les mots qu’il prononcera lorsqu’il foulera enfin le sol de la Lune, il n’est pas impatient car il sait qu’il va rentrer dans l’Histoire et prend son temps pour les derniers préparatifs. Quand enfin, le moment est venu et que la dépressurisation s’achève, la porte est ouverte, il descend les premiers échelons, sa sécurité est assurée par un filin que retient son co-équipier Edwin Aldrin. Il est filmé par la caméra fixe du module et tout en tenant solidement les barreaux, il se retourne pour contempler le paysage qui s’offre à lui. Son regard est

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alors attiré par ce qui a échappé à la caméra : au pied de l’échelle, il y a comme un objet posé sur le sol.
« Allo Houston, est-ce que vous voyez ce que je vois ? ». Edwin Aldrin se penche à son tour et confirme qu’il y a bien quelque chose, Houston confirme ensuite la présence d’une forme rectangulaire et lui demande de s’en approcher en prenant toutes les précautions. A ce moment précis, l’ordre est donné de couper la retransmission en mondovision et Houston annonce un problème technique.
Neil Armstrong atteint le dernier barreau qui surplombe l’objet, il en comprend vite la nature et en reste ébahi.
« Allo Houston, vous n’allez pas le croire et si c’est une farce, elle n’est pas drôle, ça ressemble à un paillasson avec des écritures dessus mais je ne comprends pas tout. En tout cas, ça commence par WELCOME ! ». Il faut quelques secondes à Houston pour réagir et demander à Neil Armstrong de remonter au plus vite dans le module. Il ne se fait pas prier et dans l’attente de nouvelles instructions, rejoint Edwin Aldrin. La porte du module lunaire se referme sur les deux cosmonautes, il n’est pour l’instant plus question de petit ou de grand pas pour quiconque.

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C’est l’effervescence à Houston : et si c’était un paillasson russe ? Neil Armstrong confirme cependant rapidement que l’écriture n’est pas cyrillique, il épèle quelques lettres dont il se souvient, on évoque de l’allemand ou peut-être plus sûrement du français car il y a des « s » à la fin des mots épelés. Les services secrets américains présents sont en liaison avec la Maison Blanche et reçoivent l’ordre du président Richard Nixon d’isoler le centre de contrôle et surtout, de tenir à l’écart toute la presse présente à Houston. Que vient faire un paillasson sur la lune, qui plus est, avec des mots en français ? Nixon envisage très rapidement d’appeler le président français Georges Pompidou pour lui demander des explications mais ses conseillers lui rappellent que rien ne prouve que la France soit impliquée et suggèrent à nouveau un coup des russes, le français n’était-il pas parlé à la cour des tsars de St Pétersbourg ?

Le centre de contrôle de Houston est peu à peu entièrement supervisé par la CIA et la NSA. Les représentants des deux agences ne sont pas d’accord, les uns souhaiteraient poursuivre la mission comme prévu tandis que les autres soupçonnent un piège, peut-être

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une bombe sous ce paillasson. De longues minutes passent pendant lesquelles les deux cosmonautes désespèrent du succès de leur mission tandis qu’à Moscou, ils sont nombreux à se réjouir que l’incident annoncé se prolonge. C’est alors que la caméra du module lunaire capte du mouvement sur la lune : il semble bien qu’un cosmonaute en combinaison orange s’approche du module, le silence est total dans le centre de contrôle, certains ne peuvent s’empêcher de voir sur leurs écrans un prisonnier échappé d’un pénitencier du Texas, tous restent bouche bée et attendent la suite, impuissants et incapables de répondre aux sollicitations des cosmonautes : « Allo Houston, il s’approche, on fait quoi ? …Vous allez nous répondre ? Allo Houston, il monte sur l’échelle, qu’est-ce qu’on doit faire ? Mais répondez ! Il frappe à la porte maintenant ! Allo Houston, vous n’êtes qu’une bande d’incapables !»
Au moins sait-on que le paillasson est inoffensif puisque la combinaison orange a marché dessus. Devant l’impatience des cosmonautes, la Maison Blanche donne l’ordre d’ouvrir le module mais il est demandé à Neil Armstrong et Edwin Aldrin de rester vigilants et de neutraliser l’intrus au moindre doute.

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Les cosmonautes américains ouvrent la porte à leur visiteur et c’est un petit bonhomme étrange et d’un certain âge qui apparaît et leur serre immédiatement la main avec force sourires. Ils conduisent leur visiteur dans leur petite zone pressurisée et c’est alors que chacun peut enlever son scaphandre. Le vieux monsieur leur parle aussitôt.
_ Messieurs, je vous souhaite la bienvenue sur notre bonne vieille lune, je me présente : Tryphon Tournesol, euh … professeur Tournesol pour les intimes.
Neil Armstrong et Edwin Aldrin n’ont rien compris, pas plus que l’ensemble des ingénieurs derrière les écrans du centre de contrôle. La CIA s’empresse de sortir un français de la zone de confinement de la presse pour qu’il traduise les propos de leur visiteur. Informé de la situation, le journaliste se réjouit de pouvoir vivre ce moment et imagine déjà les gros titres de son journal.
_ Allo monsieur, ici le centre de contrôle de la Nasa à Houston, pourriez-vous répéter car personne n’a compris ici, je traduirai ensuite en américain ?
Tryphon Tournesol est quelque peu exaspéré de devoir se répéter mais il s’exécute et le journaliste le traduit. Les questions fusent alors à Houston, la CIA veut savoir s’il

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est venu avec un vaisseau Soyouz, s’il a de la famille en URSS, et la NSA s’il participe à une mission d’espionnage des communications américaines. Le journaliste français les interrompt tous brusquement, il s’adresse à la Lune en français puis en américain :
_ Messieurs, je vous demande quelques minutes, je dois informer Houston de certains faits.
Il demande ensuite à l’ensemble du centre de contrôle s’ils connaissent Hergé et Tintin. Non, bien sûr, Captain America, oui ils maîtrisent, mais une bande dessinée écrite par un belge ? Quel peut être le rapport avec leur visiteur sur la lune ? Le journaliste leur explique rapidement les personnages principaux pour se concentrer ensuite sur le professeur Tournesol et ses exploits dans « Objectif lune » et « On a marché sur la lune ».
Les explications du journaliste français prennent du temps, d’autant plus qu’il est fréquemment interrompu par des questions de la CIA qui commence à douter de son histoire de bande dessinée belge et à le soupçonner d’être à la solde d’une puissance ennemie, on lui demande d’ailleurs son accréditation et son passeport pour procéder à quelques vérifications. Pendant ce

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temps, pour patienter dans le module lunaire, le professeur Tournesol s’intéresse aux nombreux écrans et commandes, il regrette cependant que ses hôtes ne puissent répondre à ses questions. De leur côté, comme leur visiteur semble inoffensif et même plutôt sympathique, Neil Armstrong sort une bouteille de vin offerte par sa communauté chrétienne et les trois hommes trinquent en silence. Au même moment, à la Maison Blanche, le président Nixon aimerait bien réveiller le président belge mais aucun de ses conseillers n’est capable de lui trouver son nom et son numéro de téléphone, seul le plus lucide de tous finit par se souvenir que la Belgique a un roi et donc un premier ministre mais rien n’y fait, ce petit pays ne figure pas dans le répertoire de la Maison Blanche. Tant pis, Richard Nixon fait transmettre à l’ambassade américaine à Paris la photo du visiteur avec l’ordre de l’apporter sans tarder à l’Elysée, il appelle ensuite le président français. Georges Pompidou a fini par aller se coucher lorsque la retransmission a été interrompue et n’apprécie pas d’être réveillé inutilement et lui demande pourquoi la NASA a emmené le professeur Tournesol à bord d’Apollo 11 et surtout en quoi ça regarde la France.

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Richard Nixon ne lui répond pas, le remercie de sa confirmation et raccroche. L’agent de l’ambassade repart avec la photographie du professeur Tournesol tandis que le président Pompidou se rendort en regrettant de n’être que le président de la France. Le lendemain, il ne racontera à personne ce rêve étrange et finira même par l’oublier. L’identité du visiteur confirmée, les communications peuvent reprendre avec Houston.
_ Professeur Tournesol, pouvez-nous nous dire comment vous êtes arrivé là ?
_ Comment ?? Mais vous en avez de ces questions ! Lisez « On a marché sur la lune » et vous comprendrez !
… Le journaliste traduit et recueille la question suivante.
_ Oui justement, mais c’était il y a quinze ans et vous êtes retourné sur terre avec Tintin et le capitaine Haddock.
_ Retourné, oui … mais revenu également, je l’ai annoncé à la dernière page, vous devriez relire l’album.
...
_ Cela veut-il dire que vous vivez sur une base lunaire ?
_ Hein ? une masse humaine ? … Non, je vis sur la lune, c’est tout.
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... Le journaliste doit expliquer à des américains médusés que le professeur Tournesol est quelquefois dur d’oreille.
_ Et vivez-vous loin d’ici, de la Mer de Tranquillité ?
_ Hein ? La mer ? Mais vous racontez n’importe quoi ! On n’est pas dans une station balnéaire ici et il n’y a pas d’eau sur la lune !
La CIA et la NSA commencent à être d’accord sur un point : ou bien ce type est fou et leur raconte n’importe quoi, ou bien il est d’une intelligence supérieure et capable à lui seul de faire mieux que la grande Amérique. Dans les deux cas, il va falloir le ramener sur terre et l’interroger.
Le journaliste explique donc au professeur Tournesol qu’il va profiter du voyage de retour sur terre et qu’en attendant, il faut que les deux cosmonautes américains sortent du module lunaire et se livrent à leurs expériences mais qu’en aucun cas, il ne doit apparaître sur les images. La justification officielle qui lui est donnée est qu’il en va de sa sécurité, mais la véritable raison est toute autre : les américains ne veulent pas que le monde soit informé de sa présence.

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Tryphon Tournesol accepte avec plaisir d’autant qu’il a cassé son cornet acoustique en alunissant et que perturbé par ses acouphènes, il ne peut pas écouter pleinement le silence de l’espace, il promet donc de rester bien sagement dans le module tandis que ces messieurs iront gambader sur la lune.
Avant que le centre de Houston ne soit rouvert et que la retransmission en mondovision ne puisse reprendre, Neil Armstrong va récupérer le paillasson et le cache dans le module.

Quelques heures se sont écoulées sans qu’aucune information ne filtre, mais ce n’est pas ce que retiendra le monde entier qui peut maintenant voir et entendre Neil Armstrong descendre les échelons, sauter sur le sol lunaire et prononcer sa célèbre phrase. Puis c’est au tour d’Edwin Aldrin quelques minutes plus tard.

Pendant que les cosmonautes débutent leur mission, Tryphon Tournesol se ressert un verre de vin tout en regardant les images. Sa première surprise est de voir disparaître le paillasson sur lequel il avait pris soin d’écrire avec une pointe d’humour « Welcome, veuillez essuyer vos pieds ! », il ne trouve pas cela très poli de la

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part des américains mais leur pardonne car le vin est délicieux après quinze années d’abstinence forcée. C’est quand Neil Armstrong prononce sa célèbre phrase que le professeur Tournesol devient aussi rouge que le vin et comprend qu’ils vont s’attribuer toute la gloire de cette première mission lunaire. Et il finit de vider la bouteille lorsque la bannière étoilée est plantée, suprême offense, il s’en veut tellement de ne pas avoir apporté un drapeau belge en 1954 ...

Mécontent, le professeur Tournesol boudera et ne dira plus un mot à ses hôtes jusqu’au retour sur terre. Le petit bonhomme en combinaison orange sera alors vite soustrait à la vue des médias et emmené avec son interprète dans une base militaire située dans le Nevada et nommée Groom Lake mais plus connue sous le nom de zone 51.
Aux dernières nouvelles, ils y seraient toujours, le professeur Tournesol aurait même appris au journaliste l’art de la savate ou boxe française.

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