Distinction

La nouvelle de l'Espace - 2019

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Premier pas.

Par Michel DUQUESNOY

- Houston, ici la base de la Tranquillité, l’Aigle s’est posé.

La chaloupe lunaire de la mission Apollo 11 vient d’alunir dans cette vaste mer sillonnée de vagues de poussière, immobiles et silencieuses depuis l’aube des temps. Le fragile esquif s’est vu confié la vie de deux intrépides voyageurs du cosmos, Neil Armstrong, le pilote, et Edwin Aldrin, le navigateur. L’homme est sur la Lune ! Le rêve de tant de générations de savants, d’artistes, de cinéastes, d’écrivains, ou tout simplement de l’homme de la rue, est enfin devenu réalité.

Mais, pour autant, pas le temps de lézarder pour nos deux héros. Les heures qui s’écoulent sont précieuses et après s’être assuré que leur module pouvait les ramener, en toute sécurité, dans leur bercail, les lunautes se

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préparent à leur activité extra véhiculaire. Le clou du spectacle. Après avoir chaussé leurs bottes, ajusté leur sac à dos de survie, coiffé leur casque et enfilé leurs gants, ils dépressurisent leur habitacle.

Aldrin ouvre la porte de la cabine. Armstrong, non sans une grande émotion - il sera bientôt le premier homme à marcher sur la Lune – sort à reculons, tentant de s’extraire tel un papillon quittant sa chrysalide et cela sous le regard émerveillé de millions de téléspectateurs, les yeux rivés sur leur écran de télévision. Le monde entier est convié à un fabuleux spectacle. Il descend, lentement, les barreaux de l’échelle solidement ancrée le long d’un des pieds du train d’alunissage.
Soudain, il s’arrête net. Son cœur s’emballe, son visage se crispe, ses lèvres laissent échapper un :

- Oh !

Puis un glacial :

- Houston, ici l’Aigle. Nous avons un problème !

A Houston, dans la salle de contrôle, le visage des opérateurs est en train de virer au bleu...

Jacques Martin quitta à regret la visualisation d’un vieux film documentaire. Il connaissait par cœur le moindre détail de ces images qui avaient vaillamment traversé le temps. Un éclat bizarre brilla au fond de ses prunelles,

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qui, tel un météore, disparu aussi soudainement qu’il était apparu. Quelques gouttes de sueur perlèrent sur son large front. Il s’essuya machinalement d’un revers de main.

- Enfin, se dit-il, demain sera mon jour de gloire !
C’est lui, Jacques Martin, l’anonyme, qui sera le héros. Le rêve qui avait germé et fleuri depuis de longues années dans son esprit, était enfin arrivé à maturité, prêt à être cueilli, tel un fruit mûr avant qu’il ne tombe de l’arbre. Jacques Martin n’était pas à proprement parlé un modèle de bravoure, il n’avait rien d’un aventurier, d’un sportif ou d’un chevalier, prêt à défendre la veuve et l’orphelin. Il était plutôt effacé. D’une taille moyenne, il possédait un corps où l’on devinait la naissance d’un embonpoint, surmonté d’un visage rond et poupin, serti de deux petits yeux.

Il sirota une liqueur aux reflets ambrés puis se laissa tomber dans les bras chaleureux de Morphée.

L’aube se leva, déchirant au passage la sombre tunique dont s’était parée la nuit. Les rayons du soleil naissant commençaient à caresser les toits des grandes bâtisses de la compagnie René Barjavel Croisières. Une foule cosmopolite de voyageurs, se pressait devant les guichets, telle une portée de chiots devant leur mère à

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l’heure de la tétée. Ils attendaient, avec impatience, le précieux sésame qui leur ouvrirait la porte de la caverne d’Ali Baba. Mais ici, il n’y avait point d’or, de bijoux ou de pierres précieuses mais la possibilité d’effectuer un fabuleux voyage.

Jacques Martin, revêtu de l’uniforme aux couleurs de la compagnie, arriva aux commandes d’une aéromobile, sorte de petite voiture volante. Sitôt posé, il en descendit prestement, traversa l’hélisurface en quelques enjambées et s’engouffra dans le hall d’un imposant bâtiment, comme avalé par la gueule d’un grand prédateur de l’ère secondaire. Il se retrouva devant un sas, présenta son badge, sorte de petite puce implantée dans son avant-bras. Les portes coulissèrent et il se retrouva dans un labyrinthe de couloirs qu’il parcouru, tel Thésée, pour déboucher dans une immense pièce circulaire coiffée d’un dôme. Les parois étaient tapissées de petites alvéoles évoquant une ruche d’abeille. D’ailleurs, pour compléter l’analogie, un bourdonnement sourd venait de naître. Il semblait émaner de l’objet qui trônait au milieu une imposante sphère aux reflets irisés.

Jacques Martin s’arrêta un moment, leva les yeux, et emprunta un ascenseur qui le déposa sur une petite plateforme jouxtant le globe. Il fut absorbé par une

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ouverture qui s’était dessinée sur les flancs de la structure et se retrouva dans une salle bardée de toute une série d’écrans holographiques. Son antre à lui. Dans cette pièce, il était un peu comme un musicien devant ses instruments, prêt à jouer une partition. Le fauteuil dans lequel il se glissa épousa parfaitement les formes de son corps. Puis ses doigts virevoltèrent sur les ordinateurs virtuels qui lui faisaient face, avec l’agilité d’un prestidigitateur présentant un tour de cartes. Des symboles et des chiffres luminescents défilèrent avec vélocité puis se figèrent brusquement.

- Vingt juillet mille neuf cent soixante-neuf, murmura-t-il, la voix chargée d’émotion.
Il se leva, quitta la pièce, longea une coursive et s’arrêta devant une porte. Cette dernière s’ouvrit pour le laisser entrer. Un homme aux cheveux gris et aux yeux bleu acier se retourna lentement.

- Tout est paré, commandant. Programmation terminée. Nous sommes prêt à effectuer le saut.
Ce dernier adressa à son navigateur - telle était la fonction de Jacques Martin - un signe de satisfaction, passa la paume de sa main devant un écran et prononça d’un ton solennel :

- Mesdames et Messieurs les voyageurs, bienvenus à

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bord du CHRONOS V. Nous partirons d’ici trente minutes. Nous vous souhaitons un voyage inoubliable.
Des hôtesses, élégamment vêtues, arborant toutes un magnifique sourire, donnèrent les dernières consignes et recommandations avant le départ. Elles rassurèrent, avec le calme olympien qui les caractérisait, les quelques personnes angoissées, passèrent en revue les derniers points de contrôle. Il y eu un compte à rebours :

- ...5...4...3...2...1…0 !
Une onde lumineuse traversa de part en part le CHRONOS V, submergeant les passagers ainsi que l’équipage, tel un raz de marée. L’effet fut comparable à celui d’une anesthésie générale. Ils sombrèrent peu à peu dans le néant, emportés comme des fétus de paille.

A l’intérieur du bâtiment, la sphère tremblota comme si elle était vue à travers une onde de chaleur, le bourdonnement s’accentua, et CHRONOS V se dématérialisa brusquement, tel un OVNI, laissant une place vide au milieu de l’immense salle aux dimensions d’une cathédrale.

Combien de temps dura le périple ? Quelques fractions de minutes ou bien quelques dizaines de décennies ! CHRONOS V glissa sur les vagues de l'espace-temps, tel un surfeur sur la surface de l’océan.

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Jacques Martin repris conscience rapidement. Les nombreux sauts qu’il avait effectués l’avaient immunisé contre les effets physiologiques indésirables. Il fit un rapide tour d’horizon pour constater que tous les indicateurs étaient au vert. Aucune alarme n’avait pris la liberté de se manifester, aucun grain de sable n’était venu s’inviter dans la machinerie complexe de ce merveilleux véhicule capable de se déplacer aussi bien dans le temps, que dans l’espace, que l’on désignait sous le vocable de chronoscaphe. Puis il s’adressa au commandant :

- le saut s’est parfaitement déroulé. CHRONOS V est arrivé à l’endroit et à l’époque prévus.
Dans la cabine des passagers, les voyageurs retrouvaient, peu à peu, leurs esprits.

- Mesdames et Messieurs les voyageurs, nous sommes actuellement en orbite lunaire, le vingt juillet mille neuf cent soixante-neuf. Nous nous poserons d’ici quelques dizaines de minutes sur la mer de la Tranquillité...annonça une hôtesse.

CHRONOS V aluni avec la délicatesse d’une libellule se posant sur une brindille d’herbe. Les passagers furent invités à quitter leur siège et à se diriger vers la salle d’observation. Ils se retrouvèrent dans une immense pièce circulaire. Aucune ouverture ne se dessinait sur le

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pourtour, aucune fenêtre, n’offrait la possibilité de voir ce qu’il y avait à l’extérieur. Une annonce s’échappa soudain de dizaines de haut-parleurs. Les lumières s’éteignirent progressivement, laissant la pénombre envelopper les voyageurs. Brusquement, les parois, le plancher et le plafond donnèrent l’impression de s’évaporer, pour laisser la place à un spectacle grandiose. Un murmure balaya la salle.

Ils étaient sur la Lune, en bras de chemise ! Le chronoscaphe était devenu transparent à l’image de ces plateformes vitrées suspendues au-dessus du vide, sur la Terre.

Soudain, dans le ciel d’un noir d’encre, un petit point lumineux se matérialisa. Il grossit petit à petit et laissa deviner ses formes cabossées telles ces gueules cassées de la Grande Guerre. Il descendit vers la surface lunaire, évoquant une araignée suspendue au bout de son fil. Il sembla hésiter sur les derniers mètres, glissa, souleva un nuage de poussière et pris contact avec le sol.

Les passagers du CHRONOS V venaient d’assister en direct à l’alunissage de l’Aigle. Ils avaient franchis les gouffres du temps pour assister à cet incroyable évènement. Bien sûr, ils ne pouvaient interférer avec l’Astre des nuits. La police du temps y veillait.

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Ils n’étaient que de simples spectateurs et non des acteurs. Pas question de laisser ses empreintes sur le sol grisâtre, de faire un petit coucou aux astronautes ou de s’essayer au golf !

Le chronoscaphe était protégé par une barrière d’énergie impossible à franchir ! Du moins, en théorie. Car les cuirasses les plus impénétrables, finissent, un jour, par être percées et, c’est ce que pensait, en ce moment, Jacques Martin, lui qui avait trouvé l’obus ! Et qu’importe l’éthique ! Toute sa vie, il avait rêvé d’être à la place de Neil Armstrong, le premier homme à marcher sur la Lune, le premier à caresser de son pied la blonde Séléné. Et voilà qu’aujourd’hui ce rêve pouvait devenir réalité.

Il s’éclipsa discrètement de la salle de contrôle après avoir effectué une série d’opérations dont il avait le secret. Cela lui sembla soudain trop facile. Il s’imagina être un hacker s’introduisant dans les ordinateur de la Défense...Ni le commandant, ni les policiers du temps ne pourraient se dresser sur son chemin. Il traversa une succession de couloirs qui menaient au sas. Là il se glissa dans une tunique pressurisée.

Le cri strident d’une alarme déchira le silence dans lequel baignait le CHRONOS V. L’impensable était en

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train de se produire.

- Alerte ! Alerte ! Quelqu’un vient de franchir le bouclier !

Jacques Martin posa un pied sur la Lune.

Un petit pas pour l’homme mais un bond de géant pour l’humanité, pensa-t-il. Il devenait ainsi le premier terrien à laisser son empreinte sur l’Astre des nuits. Il coiffait sur le poteau, le grand Neil Armstrong.

L’instant était solennel.

Il jeta un regard circulaire. CHRONOS V était invisible. Il se rapprocha de l’Aigle, en sautillant, tel un kangourou. Armstrong venait d’entamer sa descente... Dans quelques minutes ils seraient face à face.

Et que ferait-il après ?

Il avait à tout jamais bouleversé l’Histoire.

Il n’y avait pour lui aucun retour possible.

Il leva les yeux.

Au-dessus de lui, la terre brillait tel un diamant posé dans son écrin de velours...

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