Premier Prix

La nouvelle de l'Espace - 2019

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Le premier pas.

Par Nathalie MARINIER

Au milieu de la nuit et depuis des mois, il est question de Neil Armstrong et de l'échelle à neuf barreaux.
Tom se réveille en larmes et son père vient alors s'installer tout près de lui, le visage froissé de fatigue et la voix cotonneuse, les paupières lourdes et le corps las.

Les sanglots nocturnes de son fils, Louis ne les connaît que trop bien. Ils ont longtemps trouvé leur origine au creux des chamailleries de cour d'école, lorsque les conversations des enfants débordent de leurs contours candides pour s'abreuver de petites cruautés ordinaires. Jusqu’à ce qu’ils se conjuguent au présent, au rythme de ces dernières journées, cristallisant une nouvelle fois l’attention du monde...

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Tom sanglote et Louis apaise.
L'éclat blafard de la veilleuse en forme de lune reposant sagement sur la table de nuit projette son ombre veloutée sur les murs de la chambre.
Une constellation d'étoiles phosphorescentes inonde le plafond d'éclats dorés et juste au-dessus du lit, le système solaire balance imperceptiblement ses planètes de papier opaque, suspendues à d'invisibles fils de nylon.
Sur les étagères et entre les livres, des astronautes miniatures prennent la pose en blanc, casqués d'un globe sombre. De mini fusées et de petits aéronefs jonchent le parquet, abandonnés à d'improbables aventures aux scènes endormies mais encore habitées par l'imaginaire fébrile et passionné de Tom.

Armstrong. Aldrin. L’Apollo 11.
Ce premier pas qui n’a jamais vu le jour à l’orée du neuvième barreau.
Quelques secondes d’images frémissantes en noir et blanc gravées dans les mémoires collectives.
Et puis... plus rien...

Les mots bousculent les larmes. Les larmes étouffent les mots. L’enfant hoquète ces souvenirs ne lui appartenant

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pourtant que par la voie des contes, leur donnant soudain vie, au creux de cette chambre douce. Le mystère. Le silence. Les questions qui enflamment le cœur tant les réponses demeurent froides et creuses. Louis, ramassé sur lui-même, étreint par l’obscurité de ses propres angoisses, tente de rassurer. De trouver les mots justes. De ne pas effrayer. Mais de ne pas mentir.
L’enfant offre son oreille à la voix paternelle. Chaude et posée. Calme et profonde. « Papa… s’il te plait… Je veux que tu m’expliques encore…»
Le front caressé par la main tendre de son père, Tom crochète toute son attention à l'histoire qui se déplie. Se déroule. Se raconte une nouvelle fois. Tom la connaît par cœur. Il sait ce qu'elle contient comme images. Rêvées. Imaginées.
Il sait ce qu'elle dit du passé. Du présent. Et du rêve des hommes.
Mais il tremble…

Louis jette un œil au cadran de sa montre. Encore un peu de temps avant le premier pas. Encore un peu de temps avant d’exorciser la peur qui lui secoue lui aussi le corps et qu’il tait depuis des mois par amour. Pour elle. Pour lui.

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En cet instant, il le devine ce monde éclairé par l’écran ouaté de tous les numériques. Les visages multiples, toutes générations confondues qui se fondent avec gravité dans l’apesanteur de l’espace. Les mêmes qu’il y a cinquante ans, presque jour pour jour, constellés d’impatience, de crainte et d’émerveillement.

Abandonnant les voix qui commentent depuis des heures l’événement grandiose de ce début de nuit dans son téléviseur, soulagé d’être enveloppé par l’atmosphère paisible d’une chambre d’enfant, loin de l’effervescence d’un autre lieu où il était pourtant convié et attendu, Louis raconte presque en murmures, ce qu’il sait de ce 20 juillet 1969 à son fils. Pour la énième fois. Il raconte ce que tout le monde sait. Ce que les articles de presse de l’époque, les livres, les documentaires, les mémoires ont précieusement conservé de cette mission perdue.
Les toutes premières images tout d’abord inversées d’un autre univers. La Lune...
Neil Armstrong descendant lentement les barreaux d’une échelle ...
Une transmission parfaitement audible suivie et commentée par toutes les radios et télévisions de la planète. Puis, trois mots, portés par un frisson de doute :

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« Houston… Attendez… Attendez… » Suivis d’un grand silence…
Plus d’image...
Plus de son…
Trois cent quatre vingt mille kilomètres plus bas, les esprits scientifiques avaient consacré une énergie farouche à tenter de comprendre. Des heures durant. Pendant que la planète entière retenait son souffle… Chaque signal, chaque chiffre, chaque donnée avait été analysée pour qu’une interprétation raisonnable apaise. Jusqu’à ce que rien ne s’explique. Et que tout se suppose...
Michael Collins était rentré seul, sans ses équipiers, plus douloureusement solitaire sur terre qu’il ne l’avait été en orbite lunaire, et la voix du président Nixon rendant hommage aux héros d’une mission disparue avait sonné le glas de l’espérance.

Louis murmure toujours. Et Tom écoute encore.
La voix de son père porte celle de la raison, de la sagesse. Il le sait.
L’enfant entend couler des mots qui parlent de courage. De passion. Des mots décrivant ces hommes, aventuriers d’excellence qui savaient, avant même de partir, que la

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fin pouvait arriver à tout instant. Louis rappelle leur attirance pour l’inconnu. Leur soif de découverte. Leur abnégation. Mais Tom connaît la suite de l’histoire… Il sait que toutes les autres missions lunaires ont dramatiquement échoué, parfois sans explication. En petit garçon baignant dans l’univers du cosmos depuis son plus jeune âge, il a retenu les dates. Les noms. Les expériences. Les tentatives. Qu’elles soient Américaines, Russes, Indiennes ou Chinoises, personne n’était jamais parvenu à poser un pied sur la Lune…

Les cils bordés de larmes, l’enfant murmure à son tour « Papa, les copains à l’école, ils disent qu’elle est maudite. Qu’elle avalera tous ceux qui se poseront sur elle… »

Maudite… Louis y pense lui-même. Au fil du temps, il la déteste. Elle tourne autour de son existence depuis des mois. Des années. Auprès de son fils, il sait taire ce qui lui dévore l’intérieur. Mais lorsqu’il se retrouve seul avec lui même, au creux d’un quotidien devenu exceptionnel bien malgré lui, ce qui lui gravite autour du cœur n’est pas plus raisonné que raisonnable.

Rien ne le destinait au départ à la connaître si bien.

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Elle faisait partie du décor depuis toujours. Blanche. Ronde. Lumineuse.
Les planètes, les étoiles, c’était un joli papier peint qu’il prenait le temps d’admirer parfois, les soirs d’été, en levant le nez vers le ciel. Et lorsque la Lune tatouait l’espace de son aura cendrée, la nuit offrait un relief différent, tout aussi magique qu’effrayant.
Voilà la place qu’il aurait souhaité pouvoir lui conserver. Un ornement. Une décoration céleste. Une habitude.
Mais la vie lui avait offert une rencontre inattendue avec une femme merveilleuse...
Chaque jour pourtant, il mesurait la place de celle-ci dans son existence. Et chaque jour, depuis des années, des émotions bouleversées grignotaient régulièrement la quiétude de son âme, au rythme des missions, des absences et des entrainements qui le laissaient suspendu à l’attente.
Attendre sa femme.
La guetter, l’écouter.
Profiter de ses rares moments de présence pour s’enivrer d’ordinaire. De quotidien.

Tom, du haut de ses sept ans, comblait l’absence de son astronaute de mère en nourrissant une passion pour la

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conquête spatiale et l’astronomie. Là où son père tentait de cultiver un champ de certitudes rassurantes et banales pour l’enfant, enveloppant ses journées d’un rythme volontairement conventionnel, l’exceptionnelle profession de la femme de leur vie drapait leur histoire commune d’un halo d’admiration fébrile, de crainte et de solitude.

Sa sélection pour le prochain programme lunaire habité l’avait éloignée d’eux depuis des mois et malgré les longues communications rassurantes sur cette mission et les progrès fantastiques de l’astronautique ces vingt dernières années, les angoisses de Tom et de Louis s’étaient peu à peu crochetées au passé, faisant ressurgir les fantômes d’une mission disparue.
Armstrong descendant lentement d’une échelle, la silhouette blafarde de sa combinaison se découpant dans l’obscurité d’un ciel sans étoiles.
Que s’était il passé ensuite..
Quel problème s’était signalé dans l’ombre des derniers mots entendus par des millions de personnes ce jour là : « Houston... Attendez… Attendez... »

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Quel évènement avait pu faire disparaître Eagle et son équipage sans qu’aucune option scientifique ne puisse l’expliquer avec certitude…

Dans la pièce principale, les voix commentent toujours à travers le téléviseur.
Elles croisent et entrecroisent des informations. Des expertises. Des interviews. Des témoignages. Elles évoquent avec assurance ce que l’on sait aujourd’hui de la Lune. Ce que les dernières sondes spatiales ayant pu toucher son sol ont pu analyser, collecter et cartographier toutes ces années pour préparer la mission d’aujourd’hui. Une mission de reconnaissance… Une étape pour d’autres ambitions...
Autant qu’un premier pas...
Peut-être - sans doute - le plus grand mystère de ce siècle pourrait enfin s’expliquer. Et mettre fin à la malédiction d’une suite d’échecs cuisants pour une conquête aussi mystérieuse que terrifiante.
Trois femmes et un homme de nationalités différentes, posés depuis quelques heures sur la surface d’un sol encore inconnu.
La mer de la tranquillité...

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Une étendue grise à perte de vue que les caméras embarquées du module lunaire Orion, bardé de panneaux solaires, offrent en spectacle à la Terre entière.

« C’est l’heure, Tom. On y va ?... »
Louis prends son fils dans les bras et l’installe devant l’écran qui bavarde sans cesse. Un direct à l’image d’une qualité saisissante qui les place tous deux face à une réalité crue à laquelle il ne leur est plus permis d’échapper...
Etait-il possible de manquer ce rendez-vous ?
Etait-il possible de refuser d’y prendre part, au nom de la peur ?
Ecartelés entre des émotions aux courants contraires, le père et l’enfant se fondent en une même espérance, unissant la force de leur amour pour contrer le mauvais sort. Ne lui laisser aucune place. Aucune chance.
Le temps se fige à présent.
Les minutes s’égrènent.
L’impatience et la nervosité des voix qui témoignent de ce qui se joue a l’instant est palpable. Les regards, les sourires, les gestes tentent de dissimuler ce que chacun, dans son fort intérieur, redoute.

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Jusqu’à ce que la trappe s’ouvre et qu’elle apparaisse enfin...

Les respirations se suspendent.
Les silences prolongent les mots qui s’offrent soudain de là haut.
Des mots clairs, aussi lumineux que le visage qui les souffle.
« - Nous y sommes… je descend... »
- Orion, soyez prudents... »

Tom et Louis se transportent en pensées auprès de la femme qu’ils aiment.
Ils n’écoutent plus rien. Ils se détachent de leur corps et plongent dans l’espace à la rencontre de celle qui s’apprête à marquer l’histoire.
Ils l’enveloppent de leur regard. L’enlacent. La protège...
Ils se font manteau. Armure. Bouclier...

Lentement, l’astronaute pose un pas après l’autre sur les barreaux de l’échelle qui la sépare du sol.
Lentement, comme un flashback, chacun peut observer ce qui ramène indiscutablement les mémoires en arrière, en un autre temps. Avec d’autres pas...

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Puis, les mains toujours posées calmement sur l’échelle, le pied se pose...
« Tout va bien... Le sol est recouvert d’une poussière fine... C’est fin... Très fin…Je ne m’enfonce pas... Je vais faire quelques pas à présent... C’est beau ici… Vous voyez ?... C’est étrange et très beau à la fois... »

Une clameur monte du sol. L’émerveillement éclaire les visages, les sourires, transpire dans les paroles.
Le silence fait place au merveilleux. A l’enthousiasme.
Une fébrilité joyeuse s’installe dans les salons, les cafés, les rues. Elle illumine les regards des hommes de la Nasa que les téléviseurs filment sans relâche depuis des heures, alternant les images de l’espace et celles des astronautes qui sont trois à présent à déambuler sur le sol lunaire.

Le drapeau de l’organisation mondiale des Nations Unies à la main, ils filment et photographient déjà ce qui ressemble aux vastes plateaux désertiques de certaines contrées terrestres, cherchant un lieu propice pour y planter le mât symbolique de leur conquête.

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Après de longues minutes, certaines voix au sol osent poser la question qui brulent les lèvres de tous. Y a-t-il des traces de Eagle quelque part autour d’eux ? Rien n’avait été repéré par satellite malgré les recherches entreprises. Aucune trace. Aucun reflet. Pas le moindre signe d’un passage. Mais l’atterrissage d’Orion avait été calculé avec une précision d’orfèvre pour qu’il s’effectue à l’endroit exact où Eagle avait aluni un demi siècle plus tôt...
Il fallait tenter de comprendre.
Nourrir les réponses tant attendues.
Soulager les esprits cartésiens de la part absurde de mystère entourant cette mission dissoute comme si elle n’avait jamais existée...

Dans un premier temps, rien n’avait été remarqué par les astronautes.
Jusqu’à ce que quelque chose attire le regard.
Jusqu’à ce qu’une émotion intense bouleverse les esprits et enflamme les cœurs.
A quelques centaines de mètres du module, allongée sous la poussière lunaire, la bannière étoilée du drapeau américain venait apporter la preuve indiscutable d’un autre premier pas...

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Il l’avait fait...
Il avait réussi...
Neil Armstrong avait bien marché sur la Lune le 20 juillet 1969.
Cinquante ans plus tôt, il avait été le premier à accomplir cet exploit. Sans témoin. Sans partage. Dans le silence assourdissant d’un désert de sable gris...
Cinquante ans plus tôt, il avait accompli sa mission jusqu’au bout, conscient sans doute d’une avarie ou d’un problème qu’il avait cherché à signaler avant que toute liaison soit rompue.
Le grand satellite n’avait rien dissout. Rien avalé. Rien gardé.
Aucun vent mystérieux n’y soufflait en rafale. La disparition de Eagle s’était faite quelque part dans l’espace après son décollage et les scénarios fantastiques qui avaient fini par germer dans les esprits les plus rationnels allaient enfin pouvoir s’apaiser.

A l’aube, alors que Neil Armstrong et Buzz Aldrin avait été honorés à maintes reprises au cours de la nuit, alors qu’un drapeau bleu côtoyait fièrement un ancien étendard, alors que le centre de contrôle de la Nasa embaumait le café chaud et que pour la première fois,

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une femme astronaute avait foulé le sol lunaire, Tom et Louis s’étaient enfin endormis. Calmes et sereins.

A l’aube, ils n’entendirent pas les trois mots glaçants prononcés par leur héroïne.
Leur femme et leur mère.
Juste avant le grand silence...

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