Distinction

La nouvelle de l'Espace - 2019

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A nos souvenirs rouges.

Par Laurens VADDELI

Mer de la tranquillité, 20 juillet 1969 : La poudre grise du sol lunaire ne s’arrête que là où le noir de l’espace se creuse. Il n’y a aucun repère pour mesurer les distances et les volumes, pas de végétations, pas d’arbres, pas de constructions, juste cette vaste plaine de basalte.

Elle est éveillée par une vibration, un reflet dans le ciel, un appareil qui approche. Il survole longuement la surface à la recherche d’un point d’atterrissage. D’abord à l’horizontale puis, petit à petit, tout en ralentissant, il se redresse et commence sa descente vers le sol. En se posant, il soulève un nuage de poussière.

Les particules grises baignent quelque temps dans le ciel puis finissent par retomber. Plus de vie. A nouveau.

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La lune retrouve son calme, la lune retrouve sa fixité.

Pendant plusieurs heures, plus aucun mouvement ne provient de l’appareil. Une sculpture, figée, taillée, entre le gris et le noir du panorama. Jusqu’à ce que l’écoutille de l’appareil s’entrouvre lentement.

Des jambes apparaissent, des jambes de marbre, pesantes dans leur combinaison blanche. Un homme apparaît. Il descend lentement d’une échelle puis saute pour atteindre le pied du vaisseau :

« La surface apparaît faite de grains très, très fins… presque comme une poudre…

Je vais descendre du module maintenant…

Un petit pas pour l’homme, un pas de géant pour l’humanité. »

L’homme s’avance et commence alors à récolter des morceaux de roche lunaire à l’aide d’une pelle et d’un sac à échantillons. Il est rejoint quelque temps après par un autre homme :

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« Belle vue, magnifique désolation… »

Les deux cosmonautes s’activent ensuite à déployer différents appareils et procèdent à des mesures. L’un d’eux tente de réaliser un forage pour de nouveaux prélèvements. Il se déplace à plusieurs reprises car il ne parvient pas à enfoncer son tube suffisamment profond dans le sol. Mais alors qu’il inspecte la surface en déplaçant de la poussière lunaire, il s’arrête net, son instrument tombe à côté de lui :

— C’est quoi ça ?

— Quoi ?

— Viens voir, viens voir tout de suite.

— Quoi ?

— Une trace de pas, je crois, une trace de pas… »

On entend un rire.

— Arrête.

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— Viens voir !

L’autre le rejoint :

— Ce n’est pas possible…

Il pleut. Un voile liquide recouvre les fenêtres. Les gouttes perlent une à une le long des vitres de la véranda. Le bruit de la télé s’accorde avec le doux martèlement de la pluie. La baie de San Francisco est visible à travers le nuage. Comme un son lointain et inégal, la voix du présentateur me parvient. J’écoute, mais avec distance, comme une ambiance, cette harmonie grave et décomposée.

La mission Apollo 12 a aluni, au même emplacement qu’Apollo 11. Depuis la bombe qu’a représentée la découverte d’une trace de pas fossilisée sur la lune par Neil Armstrong et Buzz Aldrin, la NASA ne cesse d’annoncer de nouvelles missions. Apollo 12 a pour but d’investiguer plus longuement le périmètre à la recherche d’indices pouvant expliquer la provenance de la trace.

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Le présentateur annonce l’avancement des prospections des deux astronautes Alan Bean et Pete Conrad. Ils ne trouvent rien, rien de plus que le pas lui-même. Qu’on montre et remontre sans cesse, cette photo, un pied qu’on devine recouvert d’une membrane, comme un semblant de fine chaussure qui laisse se découper distinctement les orteils et le talon. Un pied humain, ça ne fait aucun doute.

Pas grand-chose, ils ne font pas grand-chose. Je regarde les astronautes se mouvoir dans le carré de la télévision. Leurs méthodes sont rudimentaires, ils fouillent à la pelle en désordre. Le présentateur semble attendre d’un instant à l’autre une découverte mais elle ne vient pas, alors il essaie tant bien que mal de prolonger le drame qui se joue avec des haussements de voix.

Ce spectacle me fatigue, ces figurines blanches qui s’agitent impuissantes, c’est vraiment décevant. Ils ont peu de temps, pourquoi ne délimitent-ils pas au moins des carrés pour savoir un peu où ils vont ? Non tout est pour le sensationnalisme, il faut absolument découvrir quelque chose le plus vite possible, sinon la mission sera un échec. Ils font pourtant tout ce qu’il faut pour échouer.

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Je finis par éteindre la télé. T’as un cours à donner demain de toute façon William, pas la peine de s’énerver là-dessus. Couche toi, dors bien et tout ira mieux demain.

Le lendemain je me rends à Berkeley par le Richmond Bridge pour donner mon cours d’archéologie sumérienne. L’atmosphère est calme et propice à l’étude dans l’amphithéâtre. Je donne des détails sur les fouilles que j’ai faite en Mésopotamie. C’est un cours magistral que je donne depuis dix ans déjà, de temps en temps, j’ajoute de nouvelles informations mais il n’a pas tellement changé depuis la première fois que je l’ai donné.

Les élèves ne posent pas de questions, ils sont endormis. Peut-être que tu devrais changer de ton, être plus dynamique. Non, non, c’est à eux d’écouter, le sujet est déjà bien assez riche en lui-même.

On peut sentir l’odeur de bois dans l’amphithéâtre, au moment où les élèves se lèvent en déplaçant les chaises, c’est encore plus présent. J’aime cette odeur. Je me lève aussi, quelques élèves m’attendent pour me demander

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des informations sur le cours. Mais je n’ai pas le temps, j’ai un cours de linguistique à donner ensuite à l’autre bout du campus.

En sortant je remarque deux hommes en uniforme qui attendent à côté des portes de l’amphithéâtre, je les observe un instant intrigué. Mais trop pressé, je continue ma route sans leur accorder plus d’attention.

— Mr Lenhart !

Ils s’approchent en m’interpellant. Surpris, je m’arrête :

— Oui ?

– Bonjour, excusez-nous, un instant de votre attention s’il vous plaît.

– Qui êtes-vous ?

– Ça n’a pas d’importance, nous sommes envoyés par le gouvernement. »

Les deux hommes ont un visage sévère, comme identique, carré, taillé, découpé, aux cheveux ras.

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— J’ai un cours à donner là maintenant.

Celui qui parle me regarde avec intensité :

— Le cours a été annulé, ne vous inquiétez pas.

Je ne comprends pas, mais je n’ai pas l’impression d’avoir le choix.

— Venez suivez-nous, ce n’est pas un endroit pour discuter ici.

Ils m’emmènent dans une salle de classe vide. Nous nous installons à un bureau. C’est à ce moment-là qu’ils déposent une mallette sur la table. Ils l’ouvrent et en sortent différents dossiers avec des photos qu’ils posent devant moi :

— Regardez attentivement ces clichés et dites-moi ce que vous en pensez.

Il y a différentes vues d’un médaillon, la face avant avec un visage humain en relief et le dos marqué d’une inscription.

— Dites-nous si vous connaissez cette langue.

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Je regarde attentivement, plusieurs fois, encore, encore et encore. C’est quoi ? C’est quoi ça ? Cela ressemble à du cunéiforme mais avec des signes et des idéogrammes que je ne reconnais pas du tout. Je regarde aussi le visage associé au médaillon, le style esthétique ne correspond à aucune époque connue.

— Où avez-vous trouvé ça ?

— Pensez-vous pouvoir déterminer sa provenance et déchiffrer le message au dos.

Ils m’observent attentivement. Mais qu’est-ce que c’est que ça ? Qu’est-ce que c’est que ce médaillon ? La figuration peut rappeler certains bas-reliefs de la Renaissance mais en même temps, certains éléments, le matériau et la façon dont il est utilisé, ne m’évoquent rien du tout. Cela ressemble à quelque chose d’une civilisation inconnue.

— Oui je pense, avec un peu de temps, ce serait possible, il me semble. Mais savez-vous où cela a été retrouvé ?

— Nous ne l’avons pas révélé au public, nous préférons encore attendre, mais cela provient des recherches

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d’Apollo 12. Nous aurions besoin de vous pour la prochaine mission, pour Apollo 13.

Mes bras sont tellement lourds, je manipule la truelle avec difficulté. Je me bats sans cesse avec la combinaison. Par moments, j’ai du mal à respirer, ce n’est même pas le manque d’air, c’est la panique, pendant ces instants mon souffle se tarit, je perds le contrôle sur moi-même. Pour garder mon calme, je me focalise sur les triangles de fouille, garder un espace de concentration, oublier où je suis.

Il y a du sable au fond de la piscine pour simuler la poussière de la lune. A côté de moi s’entrainent les sept autres membres d’Apollo 13. Je suis censé leur donner des instructions pour la conduite des fouilles, mais pour l’instant c’est plutôt eux qui me supervisent. James Lovell le commandant de la mission me fait des signes à côté de moi, il est temps de remonter.

Pendant qu’on me retire ma combinaison, long processus fastidieux, il me fait remarquer :

— Ça va William, tu es plus à l’aise j’ai l’impression.

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Je ne réponds pas tout de suite.

— Oui, il me semble.

— On a besoin de toi là-haut. T’as pris la bonne décision en venant à Houston.

Il me donne une tape sur l’épaule en me souriant.

— Et puis je serais là pour te surveiller.

Je lui réponds mais ça ressemble plus à une grimace, je change de sujet en me redressant :

— Mes recherches sur le médaillon avancent bien, je suis pas loin de pouvoir traduire le texte.

— Parfait, parfait. Tiens-moi au courant.

Il me serre la main, d’une poigne forte et chaleureuse avant de s’en aller. Je rejoins ensuite le bureau mis à ma disposition au centre spatial de Houston. C’est un espace étroit qui a été organisé à la va-vite après ma nomination. Un bureau, une chaise, un carré de fenêtre qui ouvre sur les jardins.

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Je n’ai pas vraiment décidé de venir, fin si je voulais, je le voulais absolument. Mais il y a la peur. De toute façon, t’es le seul sur le territoire à être à la fois spécialiste en archéologie et en linguistique. Et puis quel prestige, aller sur la Lune pour, peut-être, la plus grande découverte de toute l’histoire de l’humanité. Mais cette tension que je ressens. Chaque entrainement me le rappelle, dans cette combinaison qui me donne des cauchemars. Être lancé à des milliers de km à l’heure dans une fusée, ce n’est même pas une fusée d’ailleurs, c’est un missile, on est littéralement accroché à un missile. Ça me tient éveillé, je sors la nuit pour aller marcher. Tu vas y arriver ne t’inquiète pas, tu vas y arriver, les astronautes vont s’occuper de tout, James sait ce qu’il fait.

J’émerge de mes pensées pour me remettre au travail. Je continue à bâtir des tableaux de correspondance entre le cunéiforme et le message du médaillon. Cela ressemble tellement mais en beaucoup plus complexe et plus élaboré. On dirait presque que le système d’écriture mésopotamien en est une forme primitive.

Une fois que mes tableaux sont terminés, je peux pleinement les utiliser. Au petit matin, j’arrive enfin à

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déchiffrer l’entièreté du message. C’est une sorte de dédicace : « A nos souvenirs rouges » accompagné par un nom. Je ne comprends pas vraiment le sens, c’est obscur.

La nouvelle de ma traduction ne fait qu’accélérer les préparatifs de la mission. La date du lancement est avancée. La direction de la NASA ne veut pas perdre de temps, le monde entier nous regarde et attend des réponses.

Les jours qui précédent le départ, je passe mon temps à errer autour du pas de tir. A regarder les deux lanceurs Saturn V, spécialement agrandis et améliorés pour contenir les deux équipages d’Apollo 13. Voir ces deux immenses vaisseaux se découper dans le ciel de Floride me fait frissonner, projetant leurs ombres sur moi comme une menace.

Je ne me souviens même plus du décollage, tout est flou dans ma tête, je me suis évanoui tout de suite. A mon réveil, nous sommes dans l’espace, j’entends la voix de James qui donne des instructions à l’équipe. Nous sommes actuellement en transit autour de la terre, les

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moteurs du troisième étage de la fusée vont bientôt être enclenchés pour se placer sur l’orbite de transfert vers la lune. Le commandant me fait un signe le pouce levé, je lui réponds en levant faiblement la main.

Les quatre jours de voyage se passent mieux. Je parviens à garder une sorte de sérénité en continuant mon étude de la langue du médaillon. Je maintiens cet état en ne parlant à personne. Mais pendant la descente vers la lune, je sens à nouveau monter la panique en moi. Elle me submerge, nous sommes tellement loin de tout, complètement perdu. Tellement de choses peuvent mal tourner. Je regarde la fine fenêtre qui me donne une vue sur la terre, sur mon salut. Et pourtant, derrière cette vitre, c’est la mort, c’est le vide de l’espace.

Mais au moment où je pose le pied sur la lune, peu après James, c’est le calme absolu, cette plaine vide, silencieuse et intouchée, je sens les battements de mon cœur se ralentir. Je marche lentement, chaque pas est important, crucial, comme si c’était le dernier. Il n’y a plus vraiment d’enjeu, il n’y a plus vraiment de gloire, ni de défaite, devant ça, devant cette magnifique désolation. Je reprends le contrôle.

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Tout de suite je commence à donner des ordres, je suis sur un chantier de fouilles, tout est normal, nous avons un emploi du temps à respecter. Dès que l’autre module lunaire arrive, j’assigne sa place à tout le monde. Nous délimitons les triangles de fouille et chacun commence à dépouiller le sol de sa poussière. Nous ne pouvons rester à la surface que pendant deux jours, à cause de nos réserves d’oxygène, chaque seconde compte.

Nous ne trouvons rien, il n’y a rien. J’étends le périmètre des recherches au-delà des sites de découverte du médaillon et de la trace. On finit par être récompensé de nos efforts, après dix heures de fouilles nous trouvons une autre empreinte de pas accompagnée d’une sorte de stèle de métal recouverte d’inscriptions. Je la déterre minutieusement et la ramène dans le module lunaire. Ce sont les seuls indices que nous trouvons durant toute la mission.

Je déchiffre la stèle durant le trajet de retour, cela m’occupe et me calme. J’ai emmené mes tableaux de correspondance avec moi, grâce à eux cela va assez vite.

Ce que je découvre est proprement inimaginable. Au fur

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et à mesure de ma traduction, je tremble, je casse mon crayon en écrivant. Je ne peux vraiment mesurer ce que je suis en train de dévoiler. Je dois le partager, je ne peux le garder pour moi. C’est inconcevable. J’appelle le centre de commande à Houston :

— Je viens de déchiffrer le texte sur la stèle.

— Fantastique, allez-y, allez-y, dites-nous.

— Vous en êtes sûr ?

Il y a un moment de silence, la voix de l’opérateur est moins assurée :

— Bien sûr, nous vous écoutons.

Je me concentre, en articulant lentement :

« La terraformation de la planète terre est complète. Elle a été menée à bien durant plusieurs millénaires. Nous sommes forcés de nous installer là-bas à cause de la destruction de notre écosystème sur Mars. Nous sommes les derniers martiens survivants, les derniers représentants de l’humanité. Nous allons bientôt quitter

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notre base lunaire pour recommencer une nouvelle civilisation humaine primitive lavée de nos erreurs. Vous qui passez par-là, nous sommes dorénavant terriens, pour découvrir notre héritage, dirigez-vous vers l’astre bleu. »

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