Distinction

La nouvelle de l'Espace - 2016

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Tempête sur Mars

Par Patrice FAEDI

Anna ouvrit les yeux. Une lumière rougeâtre se jetant depuis le petit hublot qui lui faisait face lui fit les refermer aussitôt. Se recroquevillant sur sa couche et tirant à elle la couverture de survie se blottit dans ses draps. Quelle heure du jour, quel jour même pouvait-il bien être là bas, dans son petit village de la campagne anglaise ? A tout bien réfléchir, elle n’en était plus vraiment sûre. A tourner légèrement moins vite sur soi-même, on en devenait étonnamment parfois tournis. Elle s’imagina les premiers rayons du soleil réchauffer les prairies verdoyantes des Midlands, les chevaux s’ébrouer dans le brouillard matinal, les naseaux fumants, et une jument restée dans sa stalle, dans la paille mettre bas. Et sa vieille mère assister à cette vie naissante, les larmes aux yeux, comme à chaque fois.

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Contre la vitre du petit hublot, un vent poussiéreux cognait silencieusement. La tempête au dehors faisait rage. Elle repoussa les draps et se jeta en bas de son lit. Elle enfila rapidement une combinaison et rejoignit le couloir intérieur, puis la salle de bain commune. Une douche glacée finit de la réveiller. Elle était ainsi souvent levée aux aurores quand le second niveau du Module 2 d’habitation où se répartissaient en rayons les quartiers de l’équipage peinait à s’activer. Seuls les bips des appareillages électroniques lui parvenaient depuis le laboratoire. Parcourant à pas feutrés le cercle des différentes cellules, Anna sourit des légers ronflements venus de la chambre d’Alexeï. Martelant doucement à sa porte, et sans attendre une réponse inutile, elle pénétra dans la petite pièce. Elle défit prestement sa combinaison et se glissa, nue, sous ses draps.
Quelques mois plus tard……………
Ils s’étaient éloignés d’une bonne cinquantaine de kilomètres vers le Nord à bord du Rover non pressurisé, en mission de reconnaissance et Isidis Planitia déroulait son tapis poussiéreux devant eux. La tempête née d’Hellas Planitia, cratère d’impact gigantesque de l’hémisphère Sud, quelques mois auparavant, en plein été austral, avait peu à peu gagné les plaines

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septentrionales et balayé ses sols caillouteux. Il n’ y avait rien d’exceptionnel à cela. Mars était même coutumier du fait. Seule la période tardive de sa venue avait brouillé les cartes. L’Agence s’en était désolée, tout comme les astronautes eux-mêmes, scotchés pendant plusieurs mois sur le site d’atterrissage. Et ses vents s’étaient finalement essoufflés et le solstice de printemps avait marqué le début de la fin de ses velléités. Mais le mal était fait…
Le Rover slalomait entre les petits cratères d’impact, et dans son sillage s’élevait dans l’atmosphère une sinusoïde de poussière.
- On n’est pas venu ici faire du gymkhana ! Dan, tu veux bien ralentir ! Dan !!
Derrière l’écran protecteur de son casque de survie, Anna fulminait. L’expédition prenait des allures de rallye des sables. En tant que commandant de bord, elle ne pouvait le tolérer. Heurter violemment un de ces rochers épars, casser un essieu et se retrouver en rade loin de la base, sans réserve suffisante d’oxygène et de propergol, le risque n’était pas négligeable, et le fiasco de la mission martienne aurait été complet. Quand le Rover dévia soudain sur sa droite et manqua de se retourner.
- Merde !
- Dan, bouge ton cul de là !

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- Je descends vérifier la direction !
- Oui fais ça et c’est moi qui conduis !
Sa fonction de chef d’équipage obtenue à plus d’un demi-siècle d’existence, de par sa longue expérience dans le domaine aéronautique, une précédente mission sur Phobos, en préparation de celle qui les occupait dès lors sur la planète Mars, déterminante dans la conquête spatiale, et sa condition de femme peut-être plus que toute autre raison, lui imposait parfois de forcer le trait, d’autant plus face à de jeunes blancs-becs, tel ce californien, trentenaire, beau et brillant.
- Tout est OK ? Inutile d’appeler le garage du coin ? Très bien ! On rentre à la base !
Anna contenait tant bien que mal sa fureur. Elle savait son équipier épuisé nerveusement de plusieurs mois d’isolement, dans la promiscuité de leur habitation, les vents violents ayant interdit longtemps toute sortie. Elle avait toutefois du mal à accepter l’indiscipline à ses yeux toute américaine du géophysicien, et tint à le lui faire savoir. Ce qu’il n’apprécia pas. Ils déconnectèrent leur casque presque simultanément et c’est dans le silence qu’ils rejoignirent la base à la nuit tombante.
Le camp de base se situant à moins de quinze degrés de latitude Nord, donc à faible distance de l’équateur, et la

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planète dans sa course elliptique autour du soleil étant entrée depuis quelques semaines déjà dans sa longue courbe printanière, la journée avait été des plus agréables. La température extérieure avait même avoisiné les dix degrés Celsius, et si son atmosphère n‘avait pas été à ce point irrespirable, sans doute le jeune Californien aurait-il pu imaginer cette petite ballade, cheveux au vent et coude sur la portière. Cette pensée la fit sourire. Elle gara le Rover au pied du Module 1. Alors que Dan s’apprêtait à sauter en bas du véhicule, elle retint son bras et l’invitant à se connecter à nouveau,
- Quand t’auras fini de bouder, tu mettras pour la nuit le Rover au garage ! Tu ne me rayes pas la peinture s’il te plaît ! Je fais le tour du propriétaire vérifier si tout est OK !
Le jeune géophysicien se dit qu’il valait mieux ne pas relever et sauta sur le siège conducteur.
Vus de l’extérieur, rien ne différenciait fondamentalement les deux modules, arrimés entre eux à hauteur du premier étage, deux petites boîtes cylindriques montées sur pieds délimitant chacune deux espaces étagés de même volume, l’équipage se réservant dans la configuration présente le deuxième niveau du Module2. Détaché des modules d’habitation, un

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complexe abritait l’usine chimique, structure polyvalente autorisant la synthèse de l’oxygène et de l’eau indispensables à la vie en ces terres inhospitalières, ainsi que le carburant des Rover sur place et de l’ERV (Véhicule de Retour sur Terre). A distance, une petite centrale fournissait l’énergie électrique nécessaire à la station.
Dan s’engagea sur la petite rampe métallique déployée à cet effet et vint occuper l’espace inférieur du premier module. Anna l’ayant rejoint, ils gagnèrent le second module par le couloir de liaison. Ils passèrent devant le Rover pressurisé, destiné à des escapades plus lointaines. Pénétrant finalement dans l’espace de vie par un petit sas central,
- Viens ! Allons-nous mettre au chaud !
Une fois en sécurité, ils déverrouillèrent de concert leur casque et se débarrassèrent de leur combinaison sans regret.
Le joli minois de Sarah apparut à la porte du laboratoire. L’exobiologiste de nationalité française rappelait à Anna sa jeunesse passée, une tête bien faite sur un corps de rêve, et passionnée par son métier. Seules ses lames et ses lamelles sous son microscope semblaient l’intéresser, au grand dam du beau californien qui bien souvent partait

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sous la serre pester dans son potager. Elle ouvrit le sas, et leur sourit au passage.
Le couple la suivit dans le cercle des petites cellules, jusqu’à la salle de conférence, contiguë à leurs chambres, bibliothèque ou salle à manger selon les circonstances. Sévère, Alexeï invita ses compagnons à s’asseoir autour de la petite table, qu’il débarrassa de ses cartes topographiques qu’il consultait encore quelques minutes auparavant.
- Alors les amoureux, la ballade fut belle ?
Anna devinait dans les yeux de l’ingénieur russe qui la scrutaient le reproche déguisé sous la bonne blague. Qu’allait-il donc imaginer ? Elle lui répondit, agacée.
- Simple mission de reconnaissance ! Nous avons poussé un peu plus loin que prévu, mais sans contact visuel, nous avons laissé tomber et nous sommes rentrés… Je ferai un topo demain matin, je suis crevé !... Bonne nuit, je vais me coucher !
La gifle était cinglante et le silence se fit quand elle quitta la pièce. Pour couper court à toute forme d’interrogation, Alexeï se leva à son tour et s’excusa de ne pas rester.
- Nous avons tous besoin d’une bonne nuit de sommeil je crois ! Dormez bien !

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Sarah regarda Dan sans comprendre. Celui-ci haussa les épaules,
- Vraiment une salle journée ! Bonne nuit Sarah !
La jeune française resta un temps interloquée, comme sonnée. Elle se leva à son tour. Observant les cartes, livres ou autres papiers négligemment éparpillés,
- Faites chier !
Elle s’engagea dans le couloir des cellules, le silence déjà y régnait. Elle se dit que l’année serait longue dans ses conditions, et que la vie sur Mars n’était pas celle qu’elle avait rêvée. Il leur fallait de l’extravagance, de l’insouciance. Ces longs mois à tourner en rond dans à peine cinquante mètres carrés les avaient laissés comme groggy, et s’était évaporée la motivation des premiers instants, celle qui les avait amenés à supporter l’interminable voyage depuis la Terre. Il leur fallait booster leurs existences. Ses vœux allaient être bientôt comblés.
Elle s’était glissée sous les draps, et s’était mise à pleurer. La ville rose soudain lui manquait. Elle se perdit alors dans ses pensées. Ne trouvant pas le sommeil, elle se releva dans la nuit glaciale et s’engagea dans le couloir central. Elle pénétra sans bruit dans la chambre de Dan. Au dessus de son lit, la bannière étoilée était accrochée.

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Elle s’en enveloppa, amusée. Le jeune américain ouvrit les yeux à l’instant même où elle pouffait de rire et se releva brusquement sur sa couche.
- Bon Dieu, Sarah ! Qu’est-ce que tu fous là ?
- Tu veux bien d’une autre étoile ?
Elle laissa tomber le drapeau à ses pieds, et se jeta dans ses bras.
Au petit matin, les humeurs étaient contrastées. Alors que Alexeï et Anna visiblement s’ignoraient, chacun vaquant dans son coin à des affaires sans importance, Dan et Sarah ne se quittaient plus, cherchant le moindre regard, le moindre contact, abandonnés qu’ils étaient dans leur sphère d’intimité.
L’heure du grand débriefing avait sonné. Anna, en tant que chef d’équipage, et comme à son accoutumée, annonça l’ordre du jour.
- Mission Beagle 2. Bon, les recherches n’ont toujours rien donné… Nous avons ratissé toute la zone… Aucune trace de l’atterrisseur !... Alexeï, tu es sûr de tes relevés ?
La pique était trop grosse. L’ingénieur la toisa sans sourciller.
- Ma chère Anna, ce ne sont pas mes relevés, mais ceux transmis par l’Agence ! Ils sont formels, Beagle 2 a été

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repéré du ciel dans ce secteur-ci, très précisément (Le petit atterrisseur largué par la sonde européenne Mars Express, lancée un demi-siècle plus tôt, avait été perdu corps et biens sans autre explication. Il avait été identifié par une sonde américaine près de dix ans plus tard dans sa zone d’atterrissage programmée).
Il désignait sur la carte une zone hachurée dans la plaine d’Isidis Planitia, ce vieux cratère d’impact en partie effacé par le temps où, respectant le plan établi, ils s’étaient posés trois mois auparavant.
- On doit pouvoir le retrouver !
- Nous avons arpenté de long en large ce secteur, Alexeï, et nous n’avons rien trouvé ! insista Anna.
- Peut-être n’as tu pas bien cherché ?...
- Non, Alexeï, nous ne nous sommes pas endormis sur nos lauriers ! protesta Dan.
La poussière rouge de Mars violentait aussi les esprits. Agressés, tourmentés, subissant, impuissants, la colère de ces terres étrangères, prisonniers de leurs tours d’ivoire à peine débarqués, les terriens payaient désormais dans leur chair leur utopie aventurière.
Il leur fallait se ressaisir, se ressouder. Ils décidèrent une sortie à quatre, bravant les règles élémentaires de sécurité en mission extérieure. La situation l’exigeait.

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Ils se déplaçaient à distance l’un de l’autre et fouillaient l’horizon. Ils en étaient à leur quatrième sortie en un mois de temps. Ils le repérèrent à moitié enseveli, trahi par un de ces panneaux solaires dressés brillant dans le soleil, comme une main tendue vers le ciel. Ils le retrouvèrent presque intact, replié en partie sur lui-même (le silence radio des années passées s’expliquait), pauvre fleur désormais desséchée, dans l’ellipse de la zone d’atterrissage estimée. C’était maintenant une évidence, Beagle 2 ne s’était pas crashé.
Alexeï et Dan entreprirent de le désosser sur place afin de récupérer les instruments embarqués, appareils photos, microscope et spectromètres divers étonnamment bien conservés, sous l’assistance de Sarah lorgnant sur un spectromètre de masse, à ses yeux pièce essentielle de la panoplie des éléments répertoriés. Anna observait la petite troupe depuis le Rover, amusée de les voir ainsi telle une meute dévorer la proie capturée, et heureuse de la cohésion retrouvée. Repus et joyeux, ils regagnèrent leur base, laissant la froide carcasse de Beagle 2 derrière eux.
A genoux sur la terre reconstituée, Dan retrouvait sous la serre ses plantations de pomme de terre fournies à souhait. Il lui tardait de voir flétrir ces feuilles, et

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découvrir les tubercules enfouis, son trésor jardinier. Il ne l’entendit pas s’approcher. Il sentit sa main sur son épaule et le parfum de son baiser dans sa nuque. Ce qu’elle lui murmura à l’oreille l’étonna d’abord, puis l’envahit d’une joie à nulle autre pareille.
- Dan, j’attends un bébé !
Ils en parlèrent longuement, posément. Sarah y voyait un cadeau du ciel, et tout son être riait de ce présent, comme riait le père de l’enfant. Anna et Alexeï s’en émurent, et se firent à cette idée insensée d’une grossesse en mission. Au diable les probables récriminations de l’Agence ! Une vie sur Mars, ils l’avaient finalement trouvée.

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