Distinction

La nouvelle de l'Espace - 2016

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Retraite martienne

Par Paulette BEFFARE

Par quel fabuleux hasard me suis-je trouvée ce 1er Juin 2050 descendant de la navette ExomarsV pour rejoindre la base installée depuis une quinzaine d’années sur le site Oxia Planum ?
Deux ans auparavant, je feuilletais distraitement une revue scientifique quand une annonce attira mon attention : «MSA (Mondial Space Agency) cherche personne de plus de 60 ans pour voyage sans retour sur Mars. Envoyer candidature et lettre de motivation au journal qui transmettra.». « Farfelue comme proposition, peut-être un canular ?» ai-je pensé. Je postulais.
J’avais oublié depuis longtemps cet incident quand je reçus une invitation pour me rendre à Kourou. Un médecin exobiologiste m’accueillit au Centre Spatial.

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J’eus enfin des éclaircissements sur cet étrange projet. Il s’agissait d’effectuer sur un « cobaye »des tests physiques et psychiques. A savoir : une pesanteur moindre peut-elle améliorer les problèmes liés au vieillissement (arthrose par exemple), l’homme est-il capable de s’adapter à la vie sur Mars sans perspective de retour (le choix d’une personne âgée étant motivé par une espérance de vie théoriquement plus courte) ?
Je confirmai avec enthousiasme mon désir de partir. Passionnée de voyages, cette odyssée comblait mes rêves les plus fous et je ne manquerai pas de faire des photos et d’alimenter quotidiennement mes carnets relatant cette expédition.
Après un entraînement physique intensif, l’implantation d’une puce derrière mon oreille droite pour booster mes neurones et améliorer mon QI, la pose d’un pacemaker afin d’éviter l’infarctus qui ne manquerait pas de m’achever après tant d’émotions, me voici donc arrivant sur ma planète d’adoption.
Je débarque avec mes appareils photos (grâce à la liquidation de mes biens terrestres j’ai pu m’offrir les plus perfectionnés, les mieux adaptés aux conditions extrêmes), j’ai hâte de les utiliser. Je traîne derrière moi un bagage léger dans lequel j’ai glissé « Chroniques

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martiennes » de Ray Bradbury. Les miennes passeraient-elles aussi à la postérité ?
Dans le sas de transfert je titube un peu, est-ce l’ivresse des espaces infinis, les six semaines passées en apesanteur ? Pourtant, grâce à l’utilisation du moteur plasmique depuis l’orbite terrestre la durée de vol a été considérablement réduite. C’est ce que nous a expliqué Ksi, l’intelligence artificielle aux commandes du vaisseau.
Nous passons directement du sas dans la base Gravity. Vue de la navette c’est une gigantesque coupole hémisphérique recouverte d’une mosaïque de plaques transparentes. Je suis impressionnée par la hauteur de la voute. Les résidents nous font une haie d’honneur, applaudissent, ils sont heureux de voir de nouvelles têtes. L’administrateur nous accueille chaleureusement, nous présente les responsables des différentes unités : astronomie, géologie, exobiologie, médecine …, il énonce nos noms et qualités, nous invite à prendre un peu de repos avant de nous retrouver pour le dîner. Un petit robot de forme humanoïde, à la voix mélodieuse prend ma valise et propose de me conduire dans « mes appartements ». Ce sont de petites unités légères qui ressemblent aux maisons traditionnelles japonaises en

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bambou et papier de riz. Dans cette bulle, pas de tornade, pas de cyclone, une température douce, rien ne viendra les endommager. Un futon roulé dans un coin de la pièce, quelques étagères avec ma nouvelle garde-robe, mon scaphandre accroché à un porte-manteau, un coin toilette dissimulé par un paravent, cet endroit d’où est banni tout superflu me plait d’emblée. Mon mentor m’explique que les repas se prennent en commun à l’Agora. C’est la partie centrale de la base, d’où partent en étoile tous les chemins menant aux laboratoires, jardins, habitations. Il allume un des écrans où s’affichent le plan et mon itinéraire. Il fixe un bracelet à mon bras gauche et m’explique qu’ainsi je suis toujours en contact avec lui et qu’une pression sur le bouton rouge le fera venir immédiatement. « Tu peux m’appeler Bob » me dit-il en sortant. La porte coulisse sans bruit et je suis seule.
Après une toilette rafraichissante j’endosse l’uniforme des lieux : pantalon léger, chemisette blanche et nu-pieds. Je me dirige vers la salle à manger. Nous sommes une cinquantaine à nous y rendre. Je reconnais les six voyageurs qui étaient avec moi. Contents de nous retrouver nous échangeons quelques mots. Dans la pièce vaste et claire sont disposés des sièges bas et

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confortables. L’ambiance est amicale et on se sent vite intégré. Des robots, semblables à Bob, assurent le service avec un mot gentil pour chacun. Dans des coupes comestibles (il faut réduire les déchets) sont disposés des légumes multicolores, coupés en dés ; un cocktail de vitamines, de protéines, en poudre, en paillettes, en cristaux, les accompagne. Un sorbet à la fraise nous désaltère. C’est tout compte fait appétissant et délicieux.
Depuis que je suis descendue de la navette, je n’ai fait qu’entrevoir le ciel qui est passé progressivement du rose au bleu-nuit puis au noir. Je suis impatiente de faire mes premières sorties.
En attendant, je subis régulièrement des batteries de tests. Quelques « patchs » disséminés sur le corps, quelques implants supplémentaires et mon bilan s’affiche en temps réel sur l’écran du médecin. Sur mon bracelet tous les voyants sont verts ! C’est vrai que je me sens en superforme, plus de courbatures, de douleurs récurrentes, j’ai rajeuni ! (comme en plus je ne fêterai mon anniversaire que tous les 687 jours je vieillirai moins vite, c’est sûr !!!).
Je passe mes journées à découvrir Gravity. J’aime photographier les chercheurs quand ils sont concentrés sur leurs machines sophistiquées, quand ils manipulent

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éprouvettes et cornues, quand ils se détendent après leur journée de travail. Le basket est devenu leur sport favori ; il faut dire qu’avec la faible pesanteur, ils font des bonds prodigieux qui feraient pâlir d’envie tous les champions d’Europe et d’Amérique ! Je tire leur portrait pour réaliser un « trombinoscope » qui illustrera l’épopée martienne. Je filme le ballet des robots quand, en fin de semaine, ils dansent pour nous sur une musique psychédélique.
Je me promène souvent dans le potager. Les légumes y sont cultivés hors sol, leurs racines ancrées dans des gels nutritifs dont la couleur varie du jaune au marron, sans doute en fonction des besoins de la plante. Le jardinier m’explique que le sol martien contient des substances toxiques et qu’il est de ce fait nécessaire de les isoler de ces poisons. J’en reconnais certains, d’autres aux formes, tailles et couleurs improbables me sont totalement inconnus. « Des hybrides en tout genre » affirme mon guide. « Comment s’effectue la pollinisation, il n’y a pas d’abeilles ici ? » « Regarde bien !» dit-il en souriant et il cueille dans le calice d’une fleur un drone minuscule semblable en tout point à une butineuse. « Il y en a une douzaine et ils sont très actifs ! ». Dès demain, je traque les drones, que de photos étonnantes en perspective !

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Dans les laboratoires qui jouxtent le jardin, des savants un peu magiciens, clonent, décortiquent, dissèquent, manipulent les gènes pour créer de nouvelles espèces, s’appliquent à trouver des antidotes aux toxines du sol.
Dans le hangar près du sas par lequel je suis arrivée des techniciens s’affairent. Certains rechargent les batteries qui permettront à la navette de se propulser jusqu’au vaisseau resté en orbite, d’autres effectuent les derniers réglages et testent l’ordinateur de bord.
Tôt le matin, les géologues sont partis en rover, munis de foreuses, pics, marteaux, tamis. Ils rentreront un peu avant la tombée de la nuit. C’est alors que les astronomes rejoindront leur grand télescope à quelques kilomètres de la base, loin de sa luminosité. Ici l’atmosphère est si ténue que rien ne pollue les observations.
Aujourd’hui, tous les habitants de Gravity sont regroupés près du sas : un couple d’astrophysiciens, leur bébé de neuf mois et quatre autres résidents vont rejoindre la Terre. C’est la première fois qu’un petit « Martien » fait ce grand voyage ! Bien entendu j’immortalise l’événement et son portrait figurera en bonne place sur le trombinoscope. Quant aux adultes, ils ne restent jamais plus de quatre ou cinq ans. Ne pas

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pouvoir communiquer facilement avec leur famille (il faut au moins une vingtaine de minutes pour obtenir une réponse ou envoyer un message !) finit par déprimer les plus optimistes. Mon cœur se serre, moi je ne repartirai pas ! Une bouffée de nostalgie m’envahit. Je rejoins ma chambre. Je mets mes lunettes de réalité augmentée. Les murs deviennent luminescents, je choisis de visionner l’océan, c’est l’eau qui me manque le plus ici. Je suis sur un voilier, les vagues giflent la coque, le vent chargé d’embruns fouette mon visage, j’ai le gout du sel sur ma peau. Rotation de ma tête à droite : je suis assise sur du sable blanc, des vaguelettes lèchent mes orteils, une brise légère caresse mes cheveux. Rotation à gauche : je nage dans un récif corallien entourée de poissons multicolores. Retour sur Mars, je me sens mieux, je rejoins le groupe.
Tous les jours avec l’aide de Bob, je m’entraine à mettre mon scaphandre. Il est beaucoup plus léger et moins encombrant que ceux utilisés dans les années 20. Tout a été miniaturisé, les protections antiradiations sont plus fines et même avec les gants je parviens à faire facilement les réglages de mes appareils photo. Je me suis familiarisée avec les différents interrupteurs et clapets fixés sur la manche gauche, je sais à quoi ils servent et

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comment les utiliser. J’ai appris à me relever si je tombe.
Enfin je fais mes premiers pas hors du dôme. La voix calme de Bob dans mes écouteurs me rassure. Il énumère les différents contrôles que je dois effectuer, j’exécute docilement ses ordres. J’ai droit à une demi-heure de sortie et ne dois pas m’éloigner de plus de cinquante mètres. J’ai les jambes un peu flageolantes et le cœur qui bat la chamade. Devant moi s’étend un désert de dunes ocre rouge qui me rappelle le Namib. Des roches noires et acérées affleurent par endroits. A l’horizon, le soleil brille, pâle dans un ciel rose saumon sans nuage. Une « étoile » passe lentement au-dessus de ma tête : c’est Phobos. La voix de Bob me rappelle qu’il est temps de rentrer.
J’aime photographier le même paysage aux différentes heures de la journée. Tôt le matin quand une pellicule de givre blanc coiffe la crête des dunes, plus tard lorsque le soleil se fait plus chaud (il fait quand même autour de 0°C !), que la glace se sublime et forme un léger brouillard, quand parfois le vent soulève des nuages de poussière orange, à la tombée de la nuit quand les dunes se dessinent en contrejour sur le ciel rose qui perd peu à peu sa clarté.
Maintenant que mes articulations ne me font plus

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souffrir, je pose mon appareil sur le sol, m’allonge et photographie en macro. Ici, contrairement au désert du Namib, pas la moindre empreinte d’insecte, ni celle des coussinets d’un coyote, ni celle d’une patte d’oiseau, pas de trace d’un serpent surgi de nulle part. Je le sais et pourtant mes yeux scrutent inlassablement le sable rouge.
Cette nuit je suis sortie avec les astronomes. Le ciel ruisselle d’étoiles, elles me paraissent plus proches et bien plus nombreuses ici. Alessandro me désigne quelques unes des plus brillantes : Deneb, Vega, Altaïr. Impossible d’apercevoir la Terre. La Voie Lactée dessine une arche immense et vaporeuse au-dessus de nos têtes. Nous fixons un appareil photo à l’objectif d’une lunette pour immortaliser le ballet féerique des astres, le chassé-croisé des deux lunes martiennes.
Mes sorties sont désormais quotidiennes. J’en informe Bob et l’aventure commence ! Mes pas me conduisent de plus en plus loin du dôme. De temps en temps je me retourne pour m’assurer qu’il est bien là et je continue d’avancer. Je me dirige vers la falaise qui délimite la plaine où la base est installée. J’y distingue des strates régulières dont la couleur varie de l’ocre rouge au gris blanc ; je longe cette haute muraille. Qu’y-a-t-il de

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l’autre côté ?
Soudain je me trouve emprisonnée dans un nuage de poussière. « Une tempête » me dis-je terrorisée. Personne ne l’avait prévue. Sur Terre je serais emportée par ce tourbillon. Ici, le vent m’a aucun effet sur moi, je ne sens rien, le silence absolu est effrayant. Il y a seulement cet ouragan de sable qui cache le soleil et Gravity. Je suis noyée dans un océan de poudre rouge. J’ai perdu tout sens de l’orientation. Je m’adosse à la paroi quand tout à coup le sol se dérobe sous mes pieds. Je suis aspirée dans une sorte d’entonnoir, de siphon, je ne vois rien. La descente me parait interminable. Je tâte avec appréhension mon scaphandre, j’espère qu’il ne s’est pas déchiré. Je me relève péniblement. Paniquée, j’appuie fébrilement sur tous les boutons de ma manche gauche. J’ai envie de pleurer quand mon appel à Bob reste sans réponse. Je réussis à allumer ma lampe frontale. Je suis tombée dans une grotte. Elle me parait vaste car mon éclairage ne me permet pas de voir l’ensemble. Au milieu s’étend un lac d’eau liquide où passent des phosphorescences bleutées, où ondulent des lueurs fluorescentes. Les parois sont gris foncé. Elles sont recouvertes de pétroglyphes et de peintures étranges dont les couleurs chaudes me rappellent celles

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de Lascaux. Près de moi, à un mètre du sol, je découvre, figée dans le permafrost, l’empreinte d’une main pas plus grande que la mienne, elle possède quatre doigts palmés. Je suis sidérée par ma découverte.
Je tremble tellement que je n’arrive pas à prendre des photos. Je suis clouée sur place, tétanisée Il faut pourtant que je sorte au plus vite. Mes jambes n’obéissent pas. J’ai peur de mourir là sans pouvoir donner l’alerte.
Enfin, à quatre pattes, je gravis lentement l’éboulis, j’arrive au pied de la falaise. Le soleil brille de nouveau dans le ciel rose et serein, plus de tornade, plus de poussière. Je presse le bouton rouge, Bob répond, je suis sauvée. Epuisée je m’effondre. Mes écouteurs bourdonnent, j’ai l’impression d’avoir de l’eau dans les oreilles. Une voix de plus en plus nette me sort de ma torpeur : « Où étais-tu ? Que t’est-il arrivé ? Pourquoi n’as-tu pas appelé ? As-tu mal quelque part ?».Je répète en boucle : « tempête, trou, de l’eau, de l’eau, grotte, gravure ». « Elle délire » dit la psy. Je hurle « non c’est vrai, j’ai vu au fond du trou ». Bob et le médecin me ramènent à la base.
Les nouvelles vont vite, bientôt je suis très entourée, les questions fusent de toutes parts. Encore sous le choc, je réponds de mon mieux. Une équipe pluridisciplinaire se

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rend sur les lieux, filme, photographie, effectue les premiers prélèvements (eau, atmosphère, roches, gravures …). A l’Agora règne une effervescence indescriptible, un enthousiasme indicible : la datation des peintures rupestres et l’analyse des échantillons ouvrent des perspectives vertigineuses.
Ma malencontreuse dégringolade va modifier fondamentalement la mission des astronautes : il ne faut pas chercher la vie sur Mars mais dans ses grottes profondes, ses gouffres abyssaux, il ne faut pas chercher à vivre sur Mars mais bien à l’abri du froid et des radiations mortelles, sous la couche de pergélisol.

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