Distinction

La nouvelle de l'Espace - 2016

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Une rencontre manquée

Par Marc BRETON

Le bulletin que me fait parvenir le capitaine indique que notre vaisseau spatial s’approche de l’étoile SAO31219 située dans la constellation d’Hercule. Les perturbations infligées à l'étoile laissent supposer une planète tellurique de la taille de Jupiter, baptisée 124her c. J’imagine comme à chaque fois des monts verdoyants, des plantes et des fleurs gigantesques, une planète qui sent bon. L’objectif premier de la mission consiste à faire profiter l’espèce humaine de nouvelles molécules, de nouvelles graines. Les progrès de la médecine, la nutrition des 10 milliards d’habitants de notre terre dépend de plus en plus des découvertes spatiales. Le bulletin suivant me confirme que l’on se rapproche d’un couple étonnant ; une étoile entrainant une planète massive de manière synchrone. Il fixe une réunion dans

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cinq minutes. Quand je pénètre dans la grande salle, mes cinq collègues sont déjà en place et prennent connaissance sur le grand écran des informations recueillies. Les critères d’habitabilité sont tous au vert, sauf un, le SPH qui mesure la température de surface. Les données se minimisèrent au bas de l’écran pour laisser place à cette conclusion optimiste : une grande bande de terrain parallèle au terminateur présente des caractéristiques propices à une certaine forme de vie. Un bandeau se mit à défiler : Analyse pour la recherche d’une forme d’intelligence en cours…Résultat dans trois minutes.
Ces trois minutes me paraissent toujours fort longues. Notre vaisseau se met en orbite haute. Sur un second écran, la planète s’affiche en visuel. On distingue qu’à proximité du pôle nord s’élève un gigantesque volcan. Un fleuve y prend naissance et suit un cours rectiligne à travers tout l'hémisphère avant de se heurter à un haut plateau équatorien qui l’oblige à bifurquer vers la partie torride de la planète. Il serpente alors dans un profond canyon à la sortie duquel il se perd.
L’analyse délivra son bilan. « Aucune tentative pour entrer en contact. Aucune émission d’ondes. Planète sans technologie avancée ». Notre vaisseau se place en

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orbite géostationnaire. Si aucune forme de civilisation n’apparaît, on prendra la décision d’utiliser le module d’atterrissage. Il nous est interdit de pratiquer des rencontres de troisième type. C’est trop complexe à gérer, c’est réservé à des spécialistes.
Une image très colorée de la planète s’offre bientôt à nous. La végétation prend des teintes variées où domine le marron. On ne distingue aucune forêt, aucune voie de communication, aucun habitat groupé et on en aurait bien conclu qu’il n’y avait aucune forme de vie intelligente si on ne distinguait une mosaïque de carrés qui de l’avis de tous, ne peut être naturel et correspondrait à une forme de culture. La décision d’atterrir n’allait pas être facile à prendre.
– Si il y a des zones cultivées, il y a forcément une civilisation déjà avancée.
– Je pense que ce long trait fin près du fleuve n’est pas naturel. Un canal peut être ?
On est tous d’accord pour reporter la décision à demain.
La résolution du télescope embarqué n’était pas suffisante pour détecter les Zormans qui dominaient cette planète. Ils s’apparentaient beaucoup au monde végétal par la nature de leur corps et par la façon de se reproduire qui tenait autant du greffage que du

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bouturage. Ils se nourrissaient par osmose avec quelques variétés de plantes qui recouvraient la majeure partie du sol. Mais on pouvait aussi les qualifier d’humanoïdes, car ils se déplaçaient très jeunes dès que leurs attaches, je n’ose dire racines, séchaient. Les Zormans étaient parfaitement renseignés sur le monde qui les entourait. Ils possédaient, sur ce qui serait exagéré d’appeler thorax, une sorte de trompe qui se partageait en trois appendices bien développés dont deux étaient plutôt destinés au toucher et l’autre à la communication. Trois autres appendices, beaucoup moins proéminents, se terminaient par une fossette sensorielle qui leur permettait de voir. Les humains auraient eu beaucoup de mal à se diriger dans ce monde crépusculaire, si ce n’était en se repérant sur la frange claire qui bordait l’horizon ouest. Par contre, les Zormans percevaient très bien leur entourage dans une longueur d’onde voisine de l’infrarouge proche. La nature de leur corps, qui ne pouvait résister à une exposition prolongée, à la lumière et à la chaleur, les avait contraints à ne coloniser qu’une large bande de terrain, tout le long du fleuve, dans la partie sombre de leur planète. La présence des deux appendices du toucher qui comprenait six doigts opposés deux à deux leur avait conféré l’habilité

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nécessaire à l’avènement d’une civilisation. Mais celle-ci stagnait, à un stade relativement primitif, pour deux raisons simples. Leur premier handicap tenait à leur corps mou dépourvu d’une grande force. Le deuxième handicap, le plus lourd, résidait dans le fait qu’ils avaient toujours vécu en paix. Ils n’avaient aucun prédateur ; la propriété privée n’existait pas ; se nourrir n’avait posé jusqu’à aujourd’hui aucun problème. Ils n’avaient donc développé aucune sorte de métallurgie que nécessite la chasse ou la guerre.
Ils aimaient se lancer des défis de toutes sortes. Après les concours de beauté, de vitesse, d’abstinence, le challenge à la mode consistait à résister le plus longtemps possible en zone hostile, là où la lumière et la chaleur devenaient insupportables. Ils avaient expérimenté la quasi-totalité des végétaux pour se protéger le corps. Ils les collaient, le plus serré possible, devenant des personnages grotesques. Le plus performant, une sorte de mousse très hydrophile, permettait une brève exposition avant que les douleurs ne se fassent sentir. Un Zorman nommé, Zor3a21 détenait le record de cette spécialité.

Mon logiciel de messagerie me signale que nous sommes le 1 décembre et que l’Europe connaît l’hiver le plus chaud du siècle. Avant même de prendre connaissance

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des dernières données, je sais que je penche pour un atterrissage. Il y a de la vie sur les bords du fleuve et pourquoi pas dedans. Mon sachet de petit-déjeuner à la bouche, je me dirige vers la salle du conseil. Le télescope embarqué aurait détecté de lents mouvements de la végétation ce qui me laisse pantois. La discussion fut beaucoup plus âpre qu’à l’accoutumée mais la décision d’atterrir fut prise. On allait établir une base à l’ouest du fleuve dans la partie lumineuse. Comme à l’accoutumée la préparation de la mission au sol se fera après étude des images que nous fournira notre drone.
Les Zormans avaient baptisé leur planète de deux noms. : Zormat la sombre et Zormut la brillante. Jusqu’à présent, l’idée de s’aventurer dans le pays de la lumière ne leur avait jamais effleuré l’esprit. Certains téméraires, visionnaires ou fous, élucubraient qu’il fallait conquérir l’ouest proche pour y établir un nouveau canal. Un gain de hauteur et de chaleur permettrait d’irriguer une zone désertique de l’est.
En ce jour, Zor3a21 s’emmaillotait. Il voulait franchir un grand pas. Il allait expérimenter une nouvelle protection, un bandeau tressé qui allait jusqu’au sol. Il lui semblait avoir résolu les problèmes d’étanchéité. Il avait prévu, pour se diriger, une seule ouverture protégée par un

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filtre organique élaboré à partir de méduses récupérées dans un méandre du grand fleuve.
Il sortit et s’avança vers une large entaille dans la falaise ouest. En partie ombragée, c’était la meilleure voie d’accès au plateau de Zormut. Il entama l’ascension avec une allure modérée, la chaleur restait supportable, son habit semblait bien jouer son rôle protecteur. Avant de sortir de l’ombre prodiguée par la faille, il s’arrêta un bref instant. Une joie énorme l’envahissait, il allait être, dans quelques minutes, le premier Zorman à pénétrer sur Zormut. Il ferma tous ses organes sensoriels et il progressa encore. Il posa son œil contre l’opercule, aucune douleur, il pouvait se diriger et observer à loisir.
Il découvrit la vallée du fleuve ; l’eau qui coulait semblait avoir changé de teinte, le ciel ne présentait plus son dégradé habituel, il ne comprenait pas. Comment expliquer ce décalage entre les nuances qu’il percevait et celles qu’il connaissait. Peut-être que le filtre le trompait, peu importe, pour l’instant, il ne se lassait pas d’admirer, il réfléchirait plus tard. La lumière paraissait douce. Devant lui, un désert s’étendait à perte de vue. Il ne savait comment qualifier la couleur du sol. Un nuage protecteur l’encouragea pour aller encore plus loin. Il avançait calmement. Comment dire la couleur de ce

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nuage il lui fallait inventer un mot nouveau. C’est alors qu’en regardant légèrement de biais, il se produisit un nouveau miracle, de nouvelles nuances s’invitaient ; c’était plus que des nuances, tout se différenciait : les grandes fougères, les roseaux, le sable du bord du fleuve, les champs.
J’exulte, nous embarquons à trois dans le module d’atterrissage. Je descends à la rencontre de cette végétation qui bouge, Je sais d’expérience qu’on ne peut pas imaginer ce que l’on va voir. Le module a atterri avec sa douceur habituelle.
La température extérieure est voisine de 100 degrés, mais tombe rapidement pour atteindre 20 degrés aux abords du fleuve vers lequel se dirige notre drone. . Il apparait large, majestueux et malheureusement, plutôt opaque. Tous calés dans nos fauteuils, on ne peut détacher nos yeux de l’écran. Un remous secoua la surface de l’eau. On crut apercevoir une nageoire caudale. On aurait dit une sorte d’ornithorynque, mais en plus gros. Le calme revint.
Le drone nous montre maintenant un bras mort du fleuve où grâce à la faible épaisseur d’eau, on devine des formes rondes aux couleurs vives, assez semblables à nos méduses, qui s’agglutinent sur de petits monticules

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feuilletés, sans doute des colonies de coquillages. Sur ses rives se dresse des arbres qui tiennent autant de la fougère arborescente que du palmier. L’envers des feuilles porte une multitude de petits fruits rouges minuscules mais appétissants.
Le drone quitte le fleuve pour se diriger vers la zone obscure où l’on a détecté la végétation mouvante. Par précaution, on lui fait prendre un peu plus d’altitude. On pourra toujours zoomer.
C’est ce que l’on fit immédiatement en découvrant ce que mon camarade appela, fort mal à propos, des cactus mouvants. Ce que l’on aperçoit se déplace sur un large pied, genre escargot, et agite de manière désordonnée des tentacules.
– Qu’est-ce qu’ils font ? Il y a du vent ? Ils dansent ?
– Le drone n’enregistre aucuns sons, ils sont muets.
– Ils travaillent, ils cultivent des lichens. Regardez bien, ils arrachent et repiquent.
On dirige le drone plus à l’est, il y a toujours ces formes mouvantes, mais les images deviennent de qualité trop médiocre, même en activant la vision nocturne.
La réunion fut houleuse. Certains prétendent avoir entrevu des êtres intelligents et qu’on n’a pas les habilitations nécessaires pour aller à leur rencontre, ni

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même se montrer. D’autres prétendent que des entités qui semblent muettes et aveugles ne peuvent être assimilées à une espèce intelligente. On s’était longuement concerté lors du dernier congrès pour définir l’intelligence mais manifestement on n’avait pas abouti.
La chaleur montait dans le scaphandre végétal de Zor3a21 et la prudence lui conseillait de faire demi-tour. En rebroussant chemin, son regard fut attiré par le plus haut sommet de la colline qui bordait son horizon ouest. Il présentait deux tons tranchés, sombre en bas et sans transition très clair au sommet. Il estima qu’il avait largement le temps d’aller jusque là-haut. L’excitation était telle qu’il ne se rendit pas bien compte que son corps le démangeait. Il parvint au changement de couleur et dressa prudemment un de ses réceptacles dans la zone claire car il ne doutait pas qu’une telle quantité de lumière puisse être dangereuse. Il découvrit tout à l’horizon, dans le ciel, un disque éblouissant. La « méduse » ne pouvait pas, effectivement, filtrer cela, il ressentit une forte douleur et recula. La lumière, la source de la lumière ; certains l’avaient prédit, lui, il l’avait vu. Il était le premier Zorman à avoir entrevu l’étoile Zor. Il regarda à nouveau du coin de l’œil, son

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organe n’avait pas été endommagé. Comment expliquera-t-il le ciel, le fleuve, la colline aux deux tons, Zor l’étincelant. Le pays de la lumière abondante le ravissait. Il restait là immobile, fasciné, ne songeant pas vraiment à redescendre. Il s’aperçut que l’opercule contenant les méduses devenait un peu moins transparent. Sans doute les méduses séchaient .mais il restait là, admiratif. Il regardait vers l’est puis vers l’ouest comme quelqu’un qui chercher son chemin.
Une sirène retentit, le signal d’alerte fait rougeoyer l’intérieur du module. Les écrans s’allument. Ébahi, je vois à l’horizon une forme conique, marron, qui semble vouloir venir vers nous en gesticulant.
– On ne peut pas parler, on regarde.
–Il faut partir, ose mon second.
On acquiesce de la tête en faisant une moue qui voulait dire que l’on allait attendre encore un peu.
– Il ne parait pas belliqueux. Il fait peut être des gestes de paix.
– Il n’a ni tête, ni yeux, ni oreille rien, ce n’est pas possible. Comment a-t-il pu nous remarquer ?
– On envoie le drone prendre quelques clichés et on décolle.
Le bon sens ordonna à Zor3a21 de rentrer. Il essaya de

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hâter sa marche. Il avait chaud, l’habit lui parut soudainement très lourd, il se sentit fatigué. Il avait parcouru la moitié du chemin qui le séparait de la faille salvatrice. Il s’offrit une courte pause. Il reprit son lent cheminement. L’opercule se craquelait. Il songea qu’il lui faudrait une bonne semaine de chambre humide pour se remettre. Il avait chaud, trop chaud, il trébucha. Il essaya de se relever, il manquait de force.
Vers le nord, le ciel noirci se zébrait d’éclairs éblouissants. Il découvrit au-dessus de lui, un grand arc de cercle qui prenait forme. Il se dessinait au firmament le résumé de toutes les teintes qu’il venait de découvrir. La nature les lui avait classées pour mieux qu’il s’en empreigne. Un objet lumineux s’élevait sur sa droite et montait droit dans le ciel. Il ignorait ce que c’était mais c’était magnifique, il vivait un instant dont il n’aurait pas même pu rêver. Il se tourna lentement, il admirait, il admirait, au diable la souffrance. Il lui fallait nommer tous ces tons qu’il percevait. Il ferma ses récepteurs pour mieux réfléchir. La brûlure devenait insupportable. Il les nomma, blou, bler, blon, bleu, blan et cela l’enchanta.

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Il pensait avoir tout prévu. Dans son monde de ténèbres, il ignorait que l’on pouvait succomber à la beauté.
Il perdit connaissance. Il sécha.

J’ai rejoint le vaisseau mère.

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