Distinction

La nouvelle de l'Espace - 2016

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Point-temps zéro

Par Xavier RUGIENS

- Mes loulous d’amour, je vous informe que suis enceinte ! lance Valentina Vodianova avec un large sourire, la seule femme de la mission, aux cinq autres martionautes de la base-vie de Stella-Maris ; en russe bien sûr, sa langue maternelle. Et si mes calculs sont exacts, j’accoucherai juste avant la petite fête que nous avons programmée pour l’anniversaire de notre point-temps zéro.
Elle a choisi l’unique réel moment de détente de la journée, celui où ils sont tous attablés dans la capsule centrale pour leur repas du soir. Pas vraiment un barbecue au bord de la piscine, mais tout aussi intime et collé-serré. Elle vient de balancer « le » skoup du jour. Il y a comme un flottement pendant lequel ils s'entre-regardent.

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- Et peut-on savoir qui est l'heureux père ? demande ingénument Brian, également en russe par courtoisie.
- L’information est classifiée, répond simplement Valentina.
- Mais ça ne va pas, ça ! s’insurge Brian. Notre premier citoyen martien ne peut pas naître d’un père inconnu. Nous devons faire un test adn dès maintenant.
- Hors de question !
- Ou attendre la naissance, si tu préfères.
- Non, je veux que vous vous considériez chacun comme le père de mon enfant. Un père c'est celui qui donne de l'amour, pas seulement un spermatozoïde. Et ce futur enfant va en avoir besoin.
- Un septième habitant dans la station, ça va faire un gros changement dans notre équilibre de ressources. Je vais devoir revoir tous mes calculs, pleurniche Xavier, l’Européen de l’expédition. Je partirai du principe que, dans un premier temps, tu l’allaiteras au lait maternel, n’est-ce pas ?
- J’y compte bien, puisque nous n’avons pas de lait d’ânesse, faute d’ânesse, répond la Russe pulpeuse, ressentant le trouble de ses compagnons. Et moi qui pensais que vous seriez tout en joie à l’annonce de ma nouvelle ! continue-t-elle avec des pleurs dans la voix.

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Je m’aperçois que vous n’êtes tous que de sales égoïstes.
Telle une météorite, Valentina file se réfugier dans son caisson personnel pour y bouder, posant les plaintes du violoncelle de Rostropovitch sur ses oreilles, avant de rabattre le couvercle de plexi.
- C’est certainement toi le géniteur, n’est-ce-pas ? envoie Brian à Han, en anglais.
- Non, moi j'aurais plutôt parié que c’était toi qui avait les préférences de Valentina ces derniers temps, lance Ganesh à Brian, prenant la défense de leur collègue chinois. J’aurais assez bien vu le beau brun ténébreux et la blonde pneumatique faisant la couverture de l’Echo de Mars, en couple de l’année 2054, avec un gros titre du genre : une paix vraiment très chaude entre les nations.
- Allons, allons, les gars, gardez votre sang-froid, balance Akio le Nippon. Nous avons tous passé un ou plusieurs moments très agréables avec Valentina. Chacun son tour, c'était même le deal, à notre départ de la Terre il y a trois ans. Cela peut donc être n’importe lequel d’entre nous. L’idée que ce gosse ait cinq pères pour veiller sur lui ne me paraît pas incongrue. Que l’un d’entre nous glisse des affects dans cette grossesse, en plus de son adn, et notre cohésion va en prendre une claque. Ce que personne ne souhaite, n’est-ce pas ?

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Jusqu’à présent notre mission a eu beaucoup de chance. La Compagnie est parvenue à poser tous ses engins sur une plaine vraiment dégagée en évitant les poches de sables mouvants. En plus de quoi, malgré sa situation proche de l’équateur, les forages ont très vite trouvé des roches richement hydratées, ainsi qu’un aquifer à faible profondeur sur lequel nous avons monté notre base-vie en boucle fermée, ce qui permettra d’alimenter en eau nos cultures. En plus de la ration individuelle journalière de 3 litres. Jusqu’à présent, nos ballons-pièges à dioxygène ont fonctionné avec un bon rendement de capture. Et l’énergie des panneaux solaires nous permet d’alimenter nos trois rovers. Nous venons de terminer l’enfouissement de nos tunnels agricoles et leur substrat paraît fertile. Enfin, demain nous inaugurons la première route aménagée qui relie notre base-vie au site d’amarissage, la via Valentina, baptisée ainsi en l’honneur de vous savez qui.
Extrait du carnet personnel de Akio Kanashima (JAXA)
184ème jour avant instant zéro

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- La fonction « analyse de l’adn » est en panne sur le robo-médic, annonça Han le lendemain matin. Ce qui signifie que je ne peux plus contrôler les lignées génétiques de mes cyanobactéries.
Han Quiang est le cuistot de la mission, son maître-queue. Il produit l’alimentation commune à partir d’une bactérie verte qu’il est parvenu à adapter à la chimie de la planète. Comme les plantes, elles sont capables de photosynthèse. A l’état brut elles sont toxiques, mais comme substrat, elles permettent de produire d’autres aliments. Dans un premier temps, il cultive ces aliments en environnement confiné pour éviter les surprises. Un jour, peut-être, les libérera-t-il dans un biotope extérieur ?
- Quelqu’un sait-il d’où vient le problème ?
- Oui, c’est moi qui l’ai sabotée, dit Valentina.
- Ah ? C’est ballot… Je ne peux plus garantir que mes petites bêbêtes vertes ne dépérissent d’un jour à l’autre.
- Je ne voulais pas que l'un d’entre vous fasse un test de paternité sur Anatoli...
Valentina les défiait. Techniquement, le risque était minime mais pas nul.

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- J’aime bien le prénom, Anatoli, dit Xavier pour rompre
le silence et tenter de détendre l’ambiance. Tiens d’ailleurs, j’ai recalculé notre point temps zéro en tenant compte de cette naissance. Notre petite sauterie est repoussée de deux mois seulement.

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La première mission d’implantation sur Mars n’a été rendu possible qu’après l’octroi par l’Organisation des Nations Unies d’une Charte à la Compagnie. Celle-ci à l’origine, n’est que le consortium des différents organismes spatiaux nationaux. La finalité de la Compagnie est commerciale. Elle veut exploiter les ressources minières (terres rares, or, platine, diamants) de la planète, pour le compte de l’humanité. La Charte de la Compagnie s’appuie sur le traité de 1967 toujours en vigueur, celui sur l’espace extra-atmosphérique. Celui-ci ne peut être occupé qu’à des fins pacifiques, et aucune nation en particulier ne peut en revendiquer l’appropriation. C’est pourquoi aussi six nationalités différentes constituent notre équipe.
Extrait du journal de bord de Xavier Ramirez (ESA)
96ème jour avant instant zéro

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Comme les colons anglais, débarquant du May Flower sur le sol des Amériques et rendant grâce au Créateur pour leur première récolte, de même Brian a réussi à convaincre ses colocataires de la station Stella-Maris de fêter la date à compter de laquelle leur colonie vivra en autosuffisance, tant énergétique, qu’alimentaire ou gazeuse. L’équivalent martien d’un « Thanksgiving day ». Ils en discutent souvent l’idée lors de leurs debriefs quotidiens, car il s’agit de préparer l’événement.
- Il y aura de la dinde grasse, pour notre petite fête ? demande Xavier à Han.
- Tu peux toujours fermer les yeux en mangeant et te faire ton propre cinéma.
- Ou me demander de t’hypnotiser, je suis très fort à ce truc-là, enchaîne Ganesh. J’ai déjà pratiqué avec succès sur un tigre affamé.
- Il a vraiment cru que ton tofu était une chèvre ? Qui faisait le bêlement, le tofu ou bien toi ? plaisante Brian sceptique.
- J’ai envie de fraises, lâche Valentina en lâchant un grand soupir. Des fraises des bois de la taïga, celles qu’on trouve sur les marchés à la fin de l’été.

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Ces cinq compagnons la regardent, nostalgiques. Eux aussi, la flore et la faune terrestres leur manquent. Pas seulement d’un point de vue alimentaire, mais parce qu’ils en ont fait partie et qu’ils en ont été définitivement arrachés.
- Le plus proche Welmart est à 75,3 millions de kilomètres, une paille… dit Brian en espérant ainsi clore l’échange.
- Je sais, je sais… se résout Valentina. J’y pense chaque fois que je casse une assiette.

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Lors de l’analyse de faisabilité de la mission par la Compagnie, le président de l’Union européenne avait suggéré un peu à la légère de terraformer la planète Mars. Un handicap technique préalable majeur était connu de tous depuis longtemps : l’absence de champ magnétique et l'impossibilité d'utiliser une couche gazeuse suffisamment dense pour arrêter les rayonnements cosmiques, les particules létales et le vent solaire. Laquelle pourrait en plus constituer un mélange atmosphérique respirable par l’homme. A une conférence de presse, le directeur du programme

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Stella-Maris s’était un peu énervé en balançant : « On aimerait bien qu’avant de penser à terraformer une autre planète du système solaire, nos politiciens accordent enfin leurs violons pour préserver notre planète Terre et son atmosphère. Si le réchauffement climatique continue au rythme actuel, les conditions de vie sur Mars pourraient n’être qu’un avant-goût de celles sur Terre. »
Extrait des mémoires de Ganesh Mahabalipuram (ISRO)
27ème jour avant instant zéro

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Valentina a souhaité que ses cinq amoureux l’entourent lors de l’accouchement. Par haptonomie, elle a aidé le bébé à se présenter la tête en bas. Aucun des cinq hommes n’a jamais eu l’occasion de pratiquer d’accouchement. Le plus expérimenté est Ganesh, qui avait aidé à la mise-bas de plusieurs fauves lorsqu’il travaillait au zoo de Trombay. C’est donc lui qui prend la direction des opérations. Valentina n’a pas eu d’anesthésie par péridurale et c’est aussi son premier accouchement.
Il dure plusieurs heures, longues et douloureuses. Lorsque la tête du bébé apparaît, ils retiennent leur

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souffle. Ils sont tout aussi émus que leur amante russe. Le bébé glisse d’un bloc dans les mains de Ganesh, qui lui donne une petite tape dans le dos pour l’aider à ouvrir ses poumons dans l’atmosphère confinée de la capsule.
- C’est une fille ! annonce Ganesh en la posant sur la balance. Elle fait ses 3,2 kilos, un bébé bien costaud.
- Elle s’appellera Eléna, déclare Valentina en recevant son bébé qui braille déjà sur sa poitrine. C’est bête, il n’y a pas de féminin à Anatoli.
- Bienvenue sur Mars, il est midi et trois minutes à Stella Maris, nous sommes en été, la température extérieure au sol est de 0°Celsius, la pression atmosphérique atteint aujourd’hui un record de 9,2 millibars.
Brian lui susurre le bulletin météorologique du jour dans l’oreille.
- Je vais lui faire son horoscope martien, annonce Han.

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Comme Mars est assez peu massive, une personne à sa surface y pèse 2.63 fois moins que sur Terre. Elena risque d’avoir des os trop fragiles pour revenir habiter un jour sur notre planète d’origine. Mars est l’inverse de

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la planète Krypton sur laquelle Superman est né. Notre fille risque également de se développer plus en taille qu’en poids. Tous nos équipements sont construits pour un gabarit n’excédant pas deux mètres. Elle n’aura de toute façon pas possibilité de sortir en scaphandre avant ses quinze ans. D’ici là elle pourra juste nous aider un peu dans les fermes souterraines. Ou soumartiennes, devrait-on dire.
Extrait des mémoires de Han Quiang (CNSA)
16ème jour avant instant zéro

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Six mois après son amarissage, la colonie a épuisée toutes les ressources qu’elle avait emportées lors de son vol. Depuis, elle a réussi à atteindre l’autosuffisance. Mais l’équilibre est précaire, surtout pour l’avitaillement en gaz respirable. Chaque jour que le Créateur fait, les six membres de la mission espèrent qu’aucun de leurs panneaux solaires ne tombera en panne, qu’aucune micrométéorite ne crèvera leur toit, qu’aucun incident ne menacera leur récolte. Ils font bien quelques conserves, mais elles ne suffiraient pas à tenir une année pleine. Et il faudrait plus de trois mois à une colonne de

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secours pour arriver jusqu’à eux.
Valentina est très souvent à la capsule centrale, en train de pouponner Elena, qui dort dans le caisson de sa mère. Elle tète, elle dort, elle tète, elle dort… Et la mère aussi en profite pour récupérer.
- Elena est un bébé calme, n’est-ce pas ? fait-elle remarquer.
- Comme son père, répondent-ils en chœur tous les cinq.
Ils la changent à tours de rôle. De même que la nuit, lorsqu’il faut se lever.

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Je n'ai rien voulu faire paraître, ni rien annoncer à mes collègues, mais je sais que j'ai une saloperie de crabe qui me mange en dedans. Je n’ai pourtant que 35 ans. Très certainement l’effet d’une exposition trop intense aux rayonnements cosmiques, dans notre vaisseau et ici. J'en ai trop encaissé, notamment lorsque les pièges à dioxygène tombaient en panne à répétition. Je suis médecin biologiste et je n'ai aucun doute sur mon diagnostic : cancer de la vésicule. Je sais que n’ai plus que trois semaines à vivre, et quelques capsules de morphine

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pour un flash final.
J’aurai un empêchement le jour de la surprise-partie pour notre point-temps zéro. Son calcul va encore en être bousculé du fait de ma disparition ! Cette fois, il devrait être avancé. Mais je suis heureux : Valentina vient d’accoucher. J’ai vu naître ma fille. C’est elle qui m’a dit que j’étais le père d’Elena.
Extrait des mémoires de Brian Fletcher (NASA)
8ème jour avant instant zéro

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Pour le « Thanksgiving » martien, ils se sont tous déguisés en frères pèlerins, en habit noir, avec de bizarres boucles inox bricolées à leurs chaussures et des fraises en papier crépon autour du cou. Ils ont l’air sévère dans leurs costumes, tout en buvant des bulles d’un champagne-maison bricolé par Han Quiang.
Mais ils ne commémorent pas seulement le point de passage à leur autonomie. La Compagnie avait bien fait les choses en équipant la mission d’un crématorium portatif. Ce sont aussi les funérailles de Brian Fletcher, mort cette nuit d’un cancer cosmique.

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