Premier Prix

La nouvelle de l'Espace - 2016

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Perception des éphémères

Par Ange BEUQUE

Audiotémoignage du professeur Biward (allodapologue) Espérance – Année 1

Est-il nécessaire d'insister sur l'excitation et l'émotion qui fut nôtre au moment d'entreprendre notre première sortie sur le sol d'Espérance ? Cette expédition ne constituait pas uniquement l'aboutissement de notre extraordinaire percée à travers l'espace : elle devait couronner plusieurs années d'entraînement personnel, plusieurs décennies de mobilisation fiévreuse de la communauté scientifique et plusieurs siècles de questionnements pour l'humanité tout entière.

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Nous avons mis à profit notre première année ici pour multiplier les analyses téléguidées afin de préparer au mieux cette opération décisive – une année sur celle qui était autrefois connue sous le nom de Proxima B équivaut sensiblement à onze jours terrestres. Enfin, nous étions prêts à répondre à LA grande question, celle-la même qui motiva l'élaboration de cet extraordinaire périple – non plus « sommes-nous seuls dans l'univers » mais « à quoi peuvent bien ressembler nos voisins ? »
Et la réponse, je le crains, devra être légèrement différée. Depuis notre arrivée, la peur nous tenaillait d'avoir suivi une mauvaise piste, car si notre arrivée a été remarquée, elle n'a entraîné aucune curiosité.
Mais notre exploration, concentrée sur les abords de l'océan, nous a permis de relever de nombreuses traces d'une activité vivante, et d'étranges outils ont été repérés à proximité du rivage.
Nous en avons déduit que ceux qui habitent cette planète restent sciemment dissimulés depuis notre arrivée. Si notre intuition est exacte, il y a fort à parier que les nombreuses galeries souterraines détectées dans les environs forment un abri de choix.

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Il est d'ailleurs probable qu'ils y vivent et rationnent leurs sorties à la surface pour limiter leur exposition aux radiations qui bombardent la planète.
Cette attitude nous a paradoxalement rassurés. Devant l'échec des communications que nous avions tenté d'établir, nous avions fini par craindre que les signes de vie laborieusement recueillis depuis la Terre soient faussés. Mais de toute évidence, des êtres occupent cette planète et nous craignent : cette légitime prudence conforte l'hypothèse de leur intelligence. Reste à nouer le contact afin de découvrir la nature de cette dernière.

Audiotémoignage du professeur Biward (allodapologue) Espérance – Année 2

Enfin, ils se sont ouverts à nous ! Notre troisième sortie fut la bonne, et j'eus la chance inouïe de faire partie de l'équipe qui noua le contact avec une autre espèce pour la première fois dans l'histoire humaine.
La seconde sortie nous avait déjà permis de confirmer notre hypothèse : les êtres vivants ont trouvé refuge dans de gigantesques galeries souterraines creusées par la lave, qui leur offrent une protection idéale contre les radiations et les variations de température.

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Ignorant de leur sensibilité et de leurs codes, nous avons procédé avec une infinie prudence, multipliant les cercles concentriques autour de leurs galeries en leur adressant des signes, afin de leur faire comprendre que nous avions conscience de leur présence et la ferme intention de respecter leur abri.
Enfin, une cinquantaine d'autochtones s'est avancée à notre rencontre. Je n'oublierai jamais la vision de leur silhouette trapue s'extrayant des galeries et progressant à notre rencontre sous la lumière crue de Proxima du centaure.
Ceux qui menaient la marche nous ont livré un présent singulier. Nous n'avons guère eu de difficulté à l'identifier : il s'agissait de la sonde Espéranto IV, qui s'est posée il y a désormais quinze ans dans le but d'analyser les sols et confirmer la présence d'une atmosphère. C'est sur la foi de ses relevés, en dépit de la faillite de sa caméra, que notre propre expédition a été organisée.
De toute évidence, les autochtones ont spontanément fait le lien entre la sonde et notre arrivée. Sans doute s'attendaient-ils à être visités, tôt ou tard...
Leur physionomie diffère énormément de la nôtre, tant

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par sa structure – plus petite, plus tendue – que dans la mobilité qu'elle permet : dotés de six membres relativement courts, ils en utilisent quatre pour se mouvoir. Cette vivacité et cette apparence plus concentrée leur permet certainement de se faufiler dans les galeries avec agilité et de trouver appui sur des pentes abruptes.
Quant à leur visage, percé de nombreux orifices, il s'avère extrêmement déroutant au regard de nos attentes et de nos pré-conceptions. Il nous a toutefois semblé déceler plusieurs globes oculaires, profondément enfoncés dans leurs orbites. Il est encore trop tôt pour déterminer quelles conditions dans leur environnement ont induit ces évolutions, mais leur différence interroge par ricochet les voies propres suivies par la vie sur notre Terre.
Ils communiquent surtout par gestes et par attitudes, ponctués de rares grognements qui font vibrer deux fentes situées de part et d'autre de leur tête. La signification de ces communications reste pour le moment obscure, mais ils ne semblent manifester aucune animosité. Je crois que nous nous sommes quittés bons amis, et nous brûlons d'approfondir ce premier contact.

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Audiotémoignage du professeur Biward (allodapologue) Espérance – Année 5

Il faut bien l'avouer, cette cinquième année sous la lumière perpétuelle d'Espérance – étant en rotation synchrone, elle expose toujours la même face à son étoile – a provoqué quelques désillusions après l'euphorie des premiers contacts. Il faut croire que mettre en présence deux vies intelligentes n'offre aucun gage qu'ils parviennent à se comprendre.
Nous passons de longs moments à nous observer – eux procédant toujours par escouade détachée, sans que nous parvenions à déterminer si les émissaires envoyés à notre rencontre sont toujours les mêmes tant leurs traits nous apparaissent interchangeables. Mais dès qu'il s'agit de communiquer, nous échouons à construire le moindre sens. Leur intelligence est indéniable, puisqu'ils pointent régulièrement le ciel comme pour indiquer notre provenance.
Pourtant, notre incapacité à nouer le contact ne semble pas relever d'un simple problème de langage : il est à craindre que leur mode de pensée soit si différent du nôtre que nous ne puissions le concevoir – de la même façon que les moules échoueraient à comprendre les oiseaux.

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Comment nous perçoivent-ils ? Quelle est leur perception du temps ? Nous n'en avons aucune idée, et ce statu quo perdure depuis nos premiers « échanges ».
Nous n'osons pas aller trop loin dans nos analyses, tant par peur de les brusquer que de les contaminer. Toutes nos combinaisons anti-radiations et notre matériel ont été soigneusement aseptisées sur Terre, mais on nous a suffisamment instruit de la résilience des microbes pour ne pas multiplier les précautions. Rien ne serait plus dramatique que de leur transmettre des germes que, par définition, ils ne seraient pas prêts à combattre.
Naturellement, il est exclu de coloniser à notre tour les galeries de lave sous peine de paraître intrusifs. Nos robots ont commencé l'installation d'un dôme de verre capable de filtrer les ultraviolets et les rayons X, qui nous permettra de quitter plus souvent ce vaisseau au sein duquel nous commençons à nous sentir à l'étroit.
En attendant, nous nous bornons à les observer de loin. Ils s'extraient rarement de leurs galeries, mais nous les voyons ponctuellement passer sur la crète, toujours en groupes. Ils s'aventurent parfois jusqu'à l'océan, sans doute pour chasser, pêcher ou cueillir des baies. Pour l'instant, la façon dont ils s'alimentent demeure mystérieuse.

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Nous nous risquons à les filmer lorsqu'ils passent dans notre champ de vision, dans l'espoir de mieux comprendre leur mode de vie.

Audiotémoignage du professeur Biward (allodapologue) Espérance – Année 12

Nous sommes troublés : confirmant les impressions diffuses glanées lors de nos précédentes sorties, nous avons le sentiment que ceux que nous avons observé ne sont pas tout à fait les mêmes que ceux qui nous ont accueilli. Nous ne saurions dire au juste ce qui, dans leur physionomie ou leur comportement, nous a paru différent – mais cette impression fut partagée par l'ensemble de l'équipe.
Nous avons initialement formé l'hypothèse que l'espèce des autochtones était susceptible de comprendre plusieurs « types » distincts. Mais l'observation des végétaux a remis en perspective cette déduction : en effet, ceux-ci croissent, meurent et se renouvellent à une vitesse stupéfiante. La vie sur Espérance semble avoir adopté des cycles extrêmement courts : est-il envisageable que les autochtones soient soumis à de telles cadences ?

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Nous éprouvons toujours autant de difficultés à les différencier, mais nous ne pouvons exclure qu'une génération nouvelle soit déjà en train de se former depuis notre arrivée. Cette hypothèse induirait un temps de gestation incroyablement faible et une croissance fulgurante. Hélas, les enfants et les vieillards, quelle que soit leur apparence, restent pour le moment tapis dans les galeries, à l'abri de nos regards.
Etant toujours incapables de nous comprendre, nous ne pouvons leur demander l'autorisation de prélever des tissus pour les analyser. Il y aurait pourtant tant à savoir sur la composition de leur organisme... Nous nous côtoyons, eux dans leurs activités quotidiennes, nous dans nos observations végétales, sans nous mélanger.

Audiotémoignage du professeur Biward (allodapologue) Espérance – Année 24

Le doute n'est plus permis : leur physionomie a sensiblement évolué depuis notre arrivée. C'est comme s'ils s'étaient légèrement redressés sur leurs pattes, comme si leur squelette s'était affiné. Même leur démarche semble plus lente. Nous avons désormais de bonnes raisons de penser qu'une nouvelle génération est

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déjà parvenue à maturation – et qu'elle diffère subtilement de celle qui l'a précédée.
Leur espèce semble être, à l'image de nos éphémères, dotée d'un cycle de vie accéléré. Leur vitesse de croissance, d'apprentissage et de dégénérescence déjoue tous les modèles que nous aurions pu concevoir. Surtout, ce cycle précipité se double d'une réactivité incroyable et génère des évolutions substantielles d'une génération à l'autre. Certes, l'étude de nos merles urbains et de nos rats nous a déjà appris que l'évolution peut se faire sur une amplitude bien inférieure aux millénaires envisagés jusque là – les premiers ayant appris en quelques décennies à chanter plus haut pour couvrir le bruit des klaxons quand les seconds sont devenus résistants aux métaux lourds.
Mais si on s'en tient au postulat que le changement des autochtones est lié à notre présence, nous serions en présence d'une espèce aux capacités adaptatives stupéfiantes.
On sait que les milieux hostiles favorisent cette réactivité : on peut donc présumer que les conditions difficiles régnant sur Espérance ont favorisé cette particularité. Sans doute a-t-il fallu s'adapter, sous peine de périr, aux

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turbulences régulières de Proxima du Centaure et aux radiations, ainsi peut-être qu'à mille autres difficultés que nous n'avons pas encore identifiées.

Audiotémoignage du professeur Biward (allodapologue) : Espérance – Année 30

Le vote, effectué par l'ensemble de l'équipage, vient de rendre son verdict et devrait profondément changer la physionomie de notre périple. Nous venons d'adresser un communiqué à la Terre pour l'informer de notre décision. Les responsables du projet avaient refusé de trancher à notre place et nous avaient enjoint d'agir au mieux selon notre appréciation de la situation.
Notre cas de conscience repose intégralement sur la mue brutale des autochtones et, surtout, ce qui l'a provoquée. Nous n'avions guère à disposition que l'histoire de notre propre espèce pour élaborer des scénarios, et son exemple fut édifiant.
Si l'humain est ce qu'il est aujourd'hui, c'est notamment parce que les organismes de nos ancêtres ont livré et gagné d’âpres batailles avec les pathogènes. Ni l'alimentation, ni le climat, ni les interactions avec nos

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congénères n'ont formé de meilleur moteur évolutif que la lutte nécessaire contre les virus.
Or, les capacités adaptatives de ce peuple sont telles qu'il est à craindre que notre proximité les transforme pour toujours. Si nous leur transmettons par inadvertance ne serait-ce qu'un pathogène, qui sait quelle sera la réaction extrême de leur organisme ? A supposer qu'il ne soit pas déjà trop tard...
Décision a donc été prise à une – courte – majorité de nous retrancher en quarantaine dans le vaisseau et de cesser temporairement les tentatives de contact. Il n'a pas été jugé utile d'amorcer le protocole de retour en urgence – il nous reste tant à faire ici, pour analyser la végétation et l'océan, préparer la venue de futurs pionniers – en attendant peut-être de renouer le contact dans quelques temps si nous jugeons la situation stabilisée.
Reste à savoir comment ils réagiront à notre brusque isolement.

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Audiotémoignage du professeur Biward (allodapologue) Espérance – Année 40

Les silhouettes sont nombreuses sur la crête : jamais un groupe aussi nombreux ne fut détaché à notre rencontre. Ils se regroupent, certains ont commencé à descendre vers le vaisseau. Pour ce que nous pouvons en voir, plusieurs progressent sur deux pattes.
La vision est suffisamment impressionnante pour raviver certains fantasmes nocifs. On ne peut s'empêcher d'imaginer qu'ils ont attendu d'être assez forts pour nous exterminer, ou qu'ils viennent prendre notre place. Dans le doute, nous avons activé le protocole de défense. Mais dans notre esprit, tout a toujours été clair : ce protocole a davantage été conçu comme une béquille psychologique qu'une réelle solution. Tout au plus servirait-il à gagner du temps si...
A plusieurs reprises les jours précédents, nous les avons surpris en train de rôder par petits groupes autour du vaisseau. Comme s'ils repéraient les lieux. Qui sait si leur intelligence ne s'est pas également adaptée, stimulée par notre rencontre ?

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Ils approchent, et nous peinons à reconnaître l'espèce que nous avons rencontrée à notre arrivée. Nous ne parvenons pas encore à distinguer leur visage, mais on peut d'ores et déjà confirmer qu'ils semblent plus grands, leur bassin est plus marqué et leurs épaules plus prononcées. D'ailleurs, lorsque les premiers sont apparus sur la crête, leur posture les apparentait à des humains.
Sont-ils furieux d'avoir été observés ? Ou au contraire d'être délaissés ? Peut-être ont-ils simplement constaté que nous avions sur eux une influence néfaste.
Ou peut-être délirons-nous, ébranlés par le mal de la planète. Rien n'indique encore qu'ils nourrissent la moindre intention belliqueuse. Peut-être viennent-ils amicalement s'assurer des raisons de notre isolement. On m'indique que les premiers sont à portée de pierre du vaisseau : je dois aller m'en assurer avec mes coéquipiers. Je reviendrai dès que possible raconter la tenue de cette rencontre.

Fin des transmission

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