Distinction

La nouvelle de l'Espace - 2016

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Marsheimer

Par Raymond ISS

Frédéric sortit le premier. Comme une pièce d'or jetée sur un tapis écarlate, le soleil l'accueillit par-dessus une mesa qui barrait l'horizon, tandis que le vent en se levant, masqua un moment les premiers rochers sous un rideau de poussière rouge.
– Je ne regrette pas les trois mois, enfermé dans cette boîte à sardine !
– Tu as raison Radovan, le spectacle vaut le déplacement.
Les deux hommes savaient pourtant que leur voix allait parcourir des millions de kilomètres pour finir gravée dans les archives de l'humanité.
Ils escaladèrent la colline à grandes enjambées. Malgré le poids du scaphandre et des équipements, ils atteignirent le sommet au pas de course, impatients de contempler enfin leur domaine : Melas Chasma. En bas, comme une

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batterie de cuisine, les modules de la base s'ordonnaient autour du hab, cette grosse marmite qui leur servait d'atelier et de domicile. À cette altitude ils ne pourraient contempler que la partie centrale du gigantesque canyon. L'horizon était borné au nord-est par la mesa, au sud par deux pics au sommet tronqué qu'ils venaient de découvrir. Les oreilles de Frédéric perçurent un grésillement auquel succéda bientôt la voix de Radovan.
– Je propose de les appeler les Tours Jumelles !

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Radovan doit transmettre chaque soir à la Terre le résultat de ses recherches afin d'établir une carte précise de cette petite partie, au centre du vaste entrecroisement des canyons de Valles Marineris. La Terre ne répond pas. Radovan en est presque soulagé car il n'aurait rien su lui dire. Découragé, la tête vidée, il rejoint l'accès à l'entresol, soulève la trappe et descend dans sa couchette.

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Radovan se glissa dans l'étroit habitacle et actionna le

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mécanisme d'érection. Le cylindre émergea du toit. Il ajusta la lunette de vision en direction du sud.
Il suivit pendant de longues minutes la progression du quad jusqu'à ce qu'il disparaisse sur l'autre versant du plateau. Il réapparaîtrait peut-être dans une heure à l'approche de… des pics jumeaux: Castor et Pollux. Il ne serait plus alors qu'une étoile d'argent accrochée au manteau rouge de Mars...
Le quad revenait vers la base. Que s'était-il passé, pourquoi avait-il fait demi-tour ? Une heure plus tard, Radovan ouvrit le sas et le véhicule pénétra dans le garage.
Abel enregistra le compte-rendu qui devait être transmis à la Terre.
– Trois quarts d'heure après le départ de la base, nous atteignons le rebord du plateau. Soudain l'alerte-énergie se déclenche : flash et sonnerie. Les batteries sont aux trois quarts déchargées ! Il faut faire demi-tour immédiatement.
Frédéric reprit le micro à Abel et rajouta :
– Je rappelle que le quad garantit une autonomie de trois cent vingt kilomètres. J'ai contrôlé la charge avant le départ. Terminé.
– Il a été bridé pour nous empêcher d'aller trop loin.

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Radovan dévisagea Abel comme s'il venait de prononcer un blasphème.
On ne leur avait tout de même pas fait parcourir des millions de kilomètres dans l'espace pour jouer deux mois dans un bac à sable !
Frédéric resté en retrait, voyait l'image de ses compagnons se brouiller. Il avait l'impression d'assister aux rencontres de vieux copains après une longue séparation. Mais ils n'avaient pas un siècle à eux trois !

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Ils franchirent la porte du sas et escaladèrent lentement la colline, s'arrêtant à plusieurs reprises pour reprendre leur souffle. Finalement, ils renoncèrent à monter jusqu'au sommet. Avant de s'en retourner, ils regardèrent vers le sud en direction des immenses falaises qui délimitaient Melas Chasma. Leur attention fut attirée par deux pics voisins dont le sommet tronqué renvoyait les premiers rayons du soleil.
– Ils ne doivent pas être à plus de vingt-cinq kilomètres, j'irai jusque-là avec Frédéric et je les appellerai...
– Laurel et Hardy ?

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– Oreste et Pylade, et arrête un peu de déconner Abel !

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Depuis combien de temps l'attend-elle cette empreinte protégée par le rocher ? Ovale, fendue à son extrémité elle s'imprime fortement dans le sol. Fantaisie de la nature ? Sauf qu'un mètre plus haut, deux empreintes identiques lui rétorquent que la nature n'est jamais facétieuse au point de se payer sa tête trois fois de suite. Sa tête, c'est pourtant à elle qu'on en veut. Elle est prise dans un étau, il peine à respirer et tente en vain d'augmenter la pression d'oxygène. La vanne reste bloquée, foutue mécanique !
Frédéric est parvenu à rejoindre le hab et à se glisser dans le sas. Il range son scaphandre à côté de celui d'Abel sans s'apercevoir que le tuyau d'oxygène est dévissé. Va-t-il annoncer à ses compagnons … que les Martiens existent et ont les pieds fourchus ?

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Comme tous les soirs, il attend l'apparition de Phobos,

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coincé dans ce tube télescopique au sommet du hab. Abel est toujours scotché à son détecteur de particules alpha et Radovan à sa couchette, placé sous sédatifs. La Terre ne saura donc rien des rhumatismes de Radovan ni des pieds fourchus des Martiens. Frédéric préfère regarder la lune… Pardon Phobos. Mais il se lasse bien vite. Frédéric laisse le satellite poursuivre sa course et descend errer à la surface de Mars. Voyeur du désert dans ce monde endormi, en chasse d'une jolie Martienne aux pieds fourchus ? Sa lunette balaie la surface du plateau dans la direction qu'il prendra le lendemain aux commandes du quad, pour sa première sortie, en direction des deux pics, que Radovan avait appelé… Comment déjà ? Sa lunette accroche une ombre à la surface du plateau. Elle bouge et deux autres la rejoignent. Trois ombres chinoises dansent sur l'écran blanc du plateau illuminé par Phobos. Frédéric ajuste la lunette. Un tronc perché sur de longs appendices : comme ces cavaliers fabuleux évoqués un jour par Radovan, les centaures ? Trois centaures. C'est Phobos l'illusionniste, le projectionniste de ce ballet fantastique. Et il se souvient des raisons de sa lassitude. En découvrant le satellite, des noms étaient venus se percher au bord de ses lèvres : Copernic, Kepler, Gassendi !

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Alors la lune de Mars s'était vengée en lui envoyant les centaures. Ah s'il pouvait oublier ce qu'il vient de voir ! Il descend de son perchoir pour se rendre directement à sa couchette, et le sommeil accomplit son œuvre pour que la nouvelle journée soit encore et toujours la première.

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Frédéric détache la tomate et la dépose dans le panier. Elles ont pris du temps pour mûrir, car le soleil se porte plutôt pâle ici. Par contre les salades prospérent. Scaroles, laitues, mâche, on pouvait faire son marché quotidien et ajouter un peu de saveur aux rations lyophilisées.
– Tu ouvriras bientôt la première boutique de fruits et légumes sur Mars, lui avait dit Abel, riant de toutes ses dents en or.
Il aperçut au loin la silhouette d'un scaphandre. L'autre n'allait pas tarder à suivre. Tandis qu'il jardinait, ses compagnons jouaient au Petit Poucet dans une crevasse repérée ce matin. Comme lui, ils ramassaient des cailloux.

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Un premier scaphandre entra, chargé du spectromètre à infrarouge d'Abel. Frédéric attendit le second, mais l'arrivant lui fit signe de fermer. Poucet ou l'ogre enleva son casque et Frédéric reconnut Radovan.
– Qu'as-tu fais d'Abel ?
– Il est resté là-bas.
Le chasseur de cailloux craint de rentrer bredouille ? Impossible, le protocole interdit les expéditions en solo et de plus, les réserves d'oxygène de son scaphandre...
– Il n'en a plus besoin.
Abel est resté coincé au fond d'une crevasse. Et la porte du garage qui est bloquée par les sables !
– Il faut dégager le quad et filer là-bas !
– Ça ne sert à rien, Abel est mort !
Comme si cet aveu avait libéré sa conscience, Radovan se décide enfin à parler.
– Pour atteindre la crevasse nous avons emprunté une forte pente au flanc du plateau, juste après un gros rocher qui ressemble à une tête de chien. Comment l'ai-je baptisé celui-là ?
– On s'en fout de ton clébard… Ensuite ?
Radovan suivait ses pensées comme si son interlocuteur n'existait pas.
– Pluto, oui c'est comme ça que je l'ai appelé. Marrant

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non ? Donc après avoir contourné Pluto nous abordons un raidillon entaillé dans des terrains sédimentaires…
Radovan finit de se débarrasser de son équipement, dépose le spectromètre et son piolet dans l'armoire du scaphandre et se dirige vers l'échelle qui mène à l'étage.
– Abel marchait devant moi. Soudain, il dérape et glisse au fond de la ravine. Dans sa chute, son casque s'est détaché.
– Et tu n'as rien pu faire ?
– Si, mais avec ma jambe raide ce n'était pas une partie de plaisir. Quand je suis arrivé jusqu'à lui, ses poumons avaient déjà eu leur dose de gaz carbonique. »
Il fallait prévenir la Terre. Frédéric se rappela soudain qu'il avait oublié de fermer le petit sas qui faisait communiquer la serre avec le niveau technique du hab. Il redescendit et s'arrêta un long moment devant le box des scaphandres. Celui de Radovan était rapiécé, il l'avait renforcé aux coutures avec des bandes de ruban adhésif. Le sien ne valait pas mieux. Frédéric repensa à la désinvolture de Radovan. Quelque chose ne tournait pas rond chez lui. Il s'en était rendu compte dès qu'il avait enlevé son casque tout à l'heure. Ses cheveux étaient blancs ! Et son visage, couturé de rides. Il ramenait les stigmates de la vieillesse. Frédéric, se rappelant qu'ils

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avaient le même âge, eut envie de se regarder dans un miroir, Mais l'équipement très sophistiqué de la station n'avait rien prévu pour que les hommes puissent voir leur visage. En se penchant pour refermer le box, il remarqua le piolet de Radovan. Des cheveux adhéraient au manche maculé de sang.

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Il fallait prévenir la Terre. Radovan hésita un long moment puis lança la procédure de connexion. Qu'allait-il lui dire, la vérité ou ce qu'il avait raconté à Frédéric ?
Mais y avait-il seulement une vérité ? Celle qu'il refoulait et qu'il oublierait demain, ou le fait qu'Abel soit mort, peu importe comment ?
Abel n'était pas tombé, il avait enlevé lui-même son casque… Ensuite il était mort, ce n'était que justice. Et pourtant ce qu'il avait constaté était inconcevable, Radovan ne pouvait l'admettre.
La Terre ne répondit pas. La Terre se foutait éperdument de Radovan et de ses acolytes, elle les avait oubliés. Tant mieux !

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Radovan, confiné au premier étage, est incapable de descendre l'échelle. Frédéric en a marre de tourner en rond dans cette casserole en compagnie d'un infirme taciturne.
Sortir seul, pour quoi faire ? Il serait tenté de dire, pour prendre l'air ! Frédéric descend en direction de la vallée. Tiens, voici un rocher qui ressemble à un museau de chien. Après la pente est beaucoup plus raide. Comme il s'apprête à faire demi-tour, il aperçoit un caillou de forme bizarre. On dirait, mais oui, on dirait un fossile avec l'empreinte d'une feuille sur la surface lisse ! Oubliant l'heure, il continue à fouiller le tas de cailloux et tombe sur un drôle de spécimen. Long, renflé aux deux extrémités… Et voici son frère jumeau ! Frédéric dégage fébrilement les cailloux en les rejetant au bas de la pente sans se soucier des fossiles. Car celui qu'il vient de découvrir se tenait sur ses deux pattes, il y a sans doute fort longtemps.
Combien faut-il de temps dans l'atmosphère martienne pour qu'un cadavre acquière le statut de squelette ? Celui-ci ne s'était pas décomposé de son plein gré

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comme en témoignait ce trou triangulaire à la base du crâne. En le retournant, il lui renvoya le sourire de ses deux dents en or.
Il n'est pas remonté, pas encore. Radovan ne le voyant pas revenir va s'inquiéter. Mais Frédéric n'a pas envie de le voir, pas tout de suite. Il s'attarde et examine en détail les scaphandres, le sien, celui de Radovan : de véritables guenilles. Les valves des bouteilles d'oxygène sont usées, les joints mangés par le sable. Frédéric est fatigué, sa course l'a épuisé. Et puis il y a cette douleur dans la poitrine, du côté gauche. Il devrait appeler un médecin.
Un médecin ! Ils en ont vu des dizaines avant de partir. Ils leur ont dit qu'ils étaient trois solides jeunes gaillards qui pourraient bien se passer d'eux pendant deux mois, là-bas, sur la planète Mars.

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Frédéric n'a pas eu le courage d'évoquer sa promenade vers le rocher du chien. Radovan n'a qu'une idée en tête : explorer le plateau en direction de ces deux pics, Etéocle et Polynice… Mais Frédéric n'ose pas lui dire que les batteries du quad sont définitivement mortes et

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que le sable a atteint le sommet de la porte. Il n'a plus le courage de descendre dans sa couchette... Il s'est assoupi sur la table. Même le satellite qui vient pointer sa corne argentée par le hublot ne pourra le réveiller.
C'est la sonnerie. Il a oublié de fermer le sas ! Mais non, il serait mort depuis longtemps. Frédéric reprend ses esprits et reconnaît l'alerteur de la station de communication. La Terre se souvient enfin d'eux.
Il se traîne jusqu'à l'écran. C'est un message personnel, à son attention.
Cher grand-père.
J'ai enfin réussi à obtenir ton adresse. Papa et maman ne m'avaient jamais parlé de toi, mais j'ai fini par savoir, et tu es devenu mon héros, cher grand-père que je ne connais pas. J'ai lu tous les journaux de l'époque qui parlaient de toi. J'ai vu tes photos. Je crois que je te ressemble un peu.

Encore une hallucination, comme là-bas dans la gorge, lorsqu'il avait fouillé le tas de cailloux et découvert….
Grand-père ? Il avait fêté le neuvième anniversaire de sa fille Céline, trois semaines avant de monter dans la fusée.
Le message s'accompagnait d'un article de journal. Il ne lira pas. Demain, demain quand ça ira mieux.

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Ils arrivent au galop, ils s'approchent de la base dans un nuage de poussière. Les centaures ! Frédéric a dégringolé l'échelle, enfilé hâtivement son scaphandre et ouvert le sas. Il a tout oublié d'hier au soir et l'illusion a repris possession de son cerveau. Pourtant, à l'écran, le message et l'article de journal sont toujours affichés.
Il court, trébuche et se rattrape. Les centaures ont disparu derrière le rocher. Les revoici, le haut de leur corps émerge lentement sur le chemin qui monte au hab. Ils sont trois comme lorsqu'il les a découverts dans sa lunette.
Est-ce la fin de l'interminable quarantaine pour les trois cosmonautes ?
Les exilés du plateau d'Askrem vont peut-être revoir leur famille. Les spécialistes de L'OMS viennent enfin de rendre leur verdict. Le virus Marsheimer contracté jadis sur la planète rouge n'est pas contagieux. Dans cette région inaccessible du Hoggar, les trois hommes ont pu revivre jour après jour leur aventure dans un décor qui leur rappelait l'endroit où le mal les avait frappés. Tel était le prix à payer pour le danger qu'ils pouvaient faire

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courir à l'humanité. Gardés par une escouade discrète de méharistes…
Ils sont trois et se sont détachés de leur monture. Frédéric glisse sur la pente. Il tombe, son casque se détache et sa tête heurte le sol pierreux. Quand il revient à lui, ses poumons s'emplissent d'un air brûlant. Les trois créatures martiennes se penchent sur lui. Il ne voit que leurs yeux. Leur scaphandre bleu nuit enveloppe entièrement leur corps.
On essuie le sang qui coule sur son visage. Sur le bras qui se tend vers lui sont inscrits des signes mystérieux.
Mais Frédéric ne sait pas lire l'arabe et là-haut, invisible depuis toujours, un drone pisteur tourne silencieusement dans le ciel.
Cloué sur sa couchette, le visage collé au hublot, Radovan a tout vu. La fuite de Frédéric, sa chute. Elles sont trois comme cela a toujours été dit. La première tient le fil. La seconde le retire tandis que la troisième, l'inflexible, se penche sur Frédéric pour rompre la trame. Elles ont fini par arriver et ce sera bientôt son tour. À moins que les trois sœurs ne l'emmènent découvrir une autre planète ?

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Un vent brûlant chargé de sable monte par le puits et envahit l'habitacle. Cela devait arriver, ce foutu jardinier a oublié de refermer le sas !

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