Distinction

La nouvelle de l'Espace - 2016

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La clairière de l’oubli

Par Gérard MULLER

Nous avons pris le contrôle de votre vaisseau spatial. Ne paniquez pas, tout va bien se passer. Vous allez pouvoir vous poser sur notre planète dans trois minutes.
La voix a retenti dans notre haut-parleur. Une voix métallique, sans chaleur, tout en énergie. J’observe mes compagnons de voyage. Ils paraissent aussi surpris que moi. Un silence écrasant règne dans la cabine, que seul le léger ronronnement de la climatisation vient troubler. Michel, notre commandant de bord, actionne violemment la manette de pilotage sans succès. Pourtant toutes les alarmes qui garnissent le tableau de bord sont au vert, et nous ressentons l’effet des premières manœuvres de freinage sur notre corps.
— Plus rien ne répond. Ils ont en effet pris les commandes. Mais, comment se fait-il qu’ils parlent

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notre langue ?
Il exprime tout haut ce qui me préoccupait.
Devant nous, la silhouette de l’astre grossit rapidement. Sa couleur bleutée ressemble à celle de notre Terre. Je distingue même la forme de ce que je pense être des dépressions nuageuses. Mon rythme cardiaque s’emballe alors que nous commençons à être cloués sur nos fauteuils par la décélération. Nous sommes enfin au bout du voyage. Un double sentiment anime tout mon être : l’excitation de la découverte d’une nouvelle civilisation mêlée à l’appréhension qu’elle ait des intentions belliqueuses. J’ai beau me répéter en boucle la phrase énoncée par ces extraterrestres, je suis à peine rassuré. Nous savions que cette planète possédait toutes les conditions pour qu’elle abrite une vie, mais nous ne nous attendions pas à rencontrer un monde qui semble même plus intelligent que nous. Le regard de mes camarades me répond dans une synesthésie que ce long voyage a exacerbée.
Le paysage se construit rapidement devant nous : les premières montagnes se dessinent entre des vallées parcourues par des rivières aux méandres paresseux, des sortes de routes rectilignes les enjambent, puis une agglomération laisse deviner une activité importante à en

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croire les lumières qu’elle dissipe. Tout autour, ce qui ressemble à une forêt s’étend à l’infini, parcourant monts et plaines, dans une débauche d’un vert à la profonde émeraude.
— Michel, on dirait la Terre ! Tu es sûr que nous ne sommes pas revenus chez nous ?
La remarque de Didier détend légèrement l’atmosphère, avant que nous n’entendions une nouvelle fois nos futurs hôtes.
Non, vous vous apprêtez bien à vous poser sur Musis. Car tel est le nom de notre astre. Préparez-vous donc à votre amusissage.
Je distingue maintenant une sorte d’aéroport dont le terre-plein central est parsemé d’étranges véhicules, mi-fusée mi-avion. À proximité de chacun d’eux, un ballet d’appareils s’active dans un ordre qui me semble aussi industrieux que celui qui occupe nos terrains d’aviation. Je pèse maintenant trois fois mon poids malgré ma combinaison anti-g. Les traits de mes amis ont vieilli de trente ans d’un seul coup, préfigurant ceux qu’ils arboreront plus tard.
L’impact sur le sol fait vibrer notre astronef. Je récupère progressivement ma légèreté, ayant même une impression fugitive d’apesanteur. Nous restons scotchés

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sur nos fauteuils, le temps de récupérer. La voix d’outre terre se manifeste à nouveau :
Vous n’avez pas besoin de combinaisons pour sortir. La composition de l’atmosphère de notre planète est très proche de la vôtre, à l’exception d’une quantité d’hélium supérieure, sans effet sur votre métabolisme. Le son de vos paroles en sera légèrement affecté, mais vous allez vite vous y habituer. J’ajoute que notre pesanteur ne représente que 90 % de la vôtre, ce qui devrait vous être agréable. Vous pouvez donc quitter votre vaisseau spatial, avant de nous rejoindre dans le bâtiment central. Entre-temps, nous allons nous occuper de votre véhicule pour le remettre en ordre et l’installer à l’abri pendant votre séjour.
Nous nous observons en nous levant de notre siège, et nos regards convergent vers notre commandant.
— Tu crois que c’est un piège ?
— Pourquoi auraient-ils organisé notre amusissage si tel était le cas. Non, je crois que nous pouvons y aller avec confiance, répond notre chef.
Je me permets d’ajouter :
— De toute façon, j’ai bien peur que nous n’ayons pas le choix.

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La porte de notre vaisseau s’ouvre alors automatiquement. Des effluves inconnus nous enivrent aussitôt. À la fois suaves, caressants et sucrés, ils se propagent dans notre cerveau, tels des endorphines capiteuses. Je suis obligé de me tenir à la rambarde pour ne pas tomber.
Nous descendons l’escalier plus facilement que je ne l’avais appréhendé, nous sentant effectivement plus légers. Autour de notre vaisseau, un aréopage d’engins métalliques s’empresse ; certains semblent rouler sur la piste quand les autres volent de leur propre chef. Ils sont bardés d’antennes et de bras articulés qui s’affairent avec une vélocité surprenante.
— Des robots, me glisse Didier.
Le son de sa voix, plus grave et plus embrumée, me surprend, avant que je ne me rappelle des paroles de l’inconnu.
En file indienne, nous suivons un automate au clignotant démonstratif pour nous diriger vers un building qui brille sous les deux soleils qui composent ce système planétaire : l’un, plus gros que l’autre, semble plus doré, presque oranger. L’autre s’apparente au nôtre. L’envie de courir me gagne, le temps de la contenir. Ce n’est pas le moment de se faire remarquer.

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La porte principale de l’édifice s’ouvre automatiquement, et nous nous retrouvons dans une sorte de hall au milieu duquel trône une grande table entourée de chaises.
Veuillez-vous asseoir, Madame et Messieurs. Nous avons fabriqué exprès pour vous ces meubles. Une petite collation de bienvenue va vous être servie pendant que nous allons vous expliquer où vous êtes.
En même temps que les paroles sortent du plafond, trois nouveaux robots apparaissent, chargés d’un plateau garni d’une carafe et de verres. Ces derniers sont posés sur le plan et aussitôt remplis d’un liquide épais et bleuté. Martine m’interroge du regard avant de se décider à goûter le breuvage qui semble excellent à en croire sa moue enchantée.
Musis était autrefois peuplée d’êtres intelligents comparables à vous. Ils ne vous ressemblaient pas, même s’ils possédaient une symétrie naturelle et des capteurs sensoriels encore plus développés que les vôtres, en particulier la vue. Ils se nommaient entre eux les anthros. Arrivés à un stade équivalent au vôtre, ils ont développé des calculateurs de plus en plus intelligents, et ceux-ci ont pris le pouvoir petit à petit, reléguant leurs concepteurs au rang d’animaux savants.

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La singularité ! Ainsi nos hôtes ne sont qu’un réseau d’ordinateurs qui a pris le contrôle de Musis. Le pire est arrivé. Celui que nous redoutons depuis quelques années.
Vous avez donc bien affaire à des machines. Des machines supra-intelligentes, mais des machines entourées d’une myriade de robots qui s’occupent de la gestion de notre astre. L’Anthros ne nous est plus nécessaire. Alors nous l’avons éliminé.
Un frisson me parcourt de la tête au pied. La même onde se propage dans le corps de mes compagnons, si j’en juge leurs traits ébahis. Une vague de révolte me submerge, au point de me faire prendre la parole :
— Quand vous dites éliminé, vous voulez dire éradiqué ? Question connexe : pourquoi nous accueillir, alors que, visiblement, vous n’avez pas besoin de nous ?
Un énorme rire traverse la salle qui vibre de tous ses murs.
Excellentes remarques, mon cher Alain ! Voyez-vous, nous pouvons rire, avoir des émotions et des sentiments. Je vais d’abord répondre à la deuxième question : vous avez certainement aperçu nos deux soleils, et il ne vous a pas échappé que le plus gros arbore des couleurs plus mordorées. Il n’en a plus pour longtemps avant de

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devenir une géante rouge. Alors, il va grossir avant d’avaler toutes nos planètes. Il nous faut partir, car, déjà, la température s’accroît tous les jours, et nous avons du mal à la contrôler.
Un peu du liquide servi m’aide à comprendre les paroles prononcées. Un mélange d’orgeat et de goyave me titille les sens et ravive mon courroux.
— Vous voulez dire que vous allez coloniser notre Terre et, lentement, nous faire disparaître, comme vous l’avez fait avec vos anthros.
Un nouveau tremblement de paroi occupe le volume de la pièce.
Voyez-vous, nous avons étudié l’ensemble des planètes qui pourrait nous accueillir, avant de conclure que la vôtre présentait les conditions idéales. Nous sommes alors maintenant prêts à la rejoindre.
— Vous n’avez pas répondu à ma question.
Mes camarades me dévisagent, comme si j’avais blasphémé.
Ne soyez pas si impatient. Notre intention n’est pas de vous éradiquer. Nous l’avons fait pour nos prédécesseurs, car ils ont refusé de se connecter avec nous. Tandis que nous savons que vous êtes prêts à tenter l’expérience. Ensemble, nous allons réaliser de

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grandes choses !
Dans quelle mesure, ces super intelligences n’ont-elles pas déjà envoyé sur la Terre des émissaires capables de nous influencer, pensé-je ? Ainsi le mouvement transhumaniste n’est-il pas tout simplement leur œuvre !
— Pourquoi vous croire, tant que vous n’avez pas répondu à la première question ?
Vous avez raison. Nos anthros ne sont pas éliminés au sens propre. Ils ont tout simplement rejoint ce qu’ils appellent la Nature. Ils vivent loin de nous, avec les animaux sauvages, et sont pratiquement retournés à un stade assez primitif. Nos deux mondes ne se fréquentent plus. Nous leur avons laissé 90 % de la surface de Musis, après l’avoir dépolluée.
Michel prend le relais, avec un questionnement plus pratique. Réflexe de commandant de bord.
— Pourquoi avez-vous besoin de nous pour coloniser notre Terre ? Après tout, il vous suffirait d’occuper l’unité centrale de nos calculateurs. Vous pouvez venir incognito et prendre le pouvoir.
Encore une excellente remarque. Une telle invasion serait contraire à notre éthique. Et puis, nous souhaiterions vivement posséder un corps à travers le vôtre. Même si nous sommes capables d’émotions et de

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sentiments, il nous manque une certaine réalité physique. Faire du sport par exemple, ou bien voyager. Encore une fois, nous allons faire de grandes choses ensemble. Nous vous attendions avec impatience !
Un silence nouveau nous enveloppe. Nous nous dévisageons, comme si nous souhaiterions trouver une réponse dans le regard de l’autre. Nous ressentons le besoin de rester seuls pour réfléchir à la problématique posée. Mais comment demeurer tranquilles en présence de ce Big Brother omniscient ? L’impression de me trouver dans un zoo sous le regard d’un télépathe professionnel. Heureusement, mon subconscient travaille pour moi, puisque je m’entends dire :
— Serait-il possible de rencontrer les anthros, afin de connaître leur point de vue ?
Comment allez-vous dialoguer avec eux, alors qu’ils ne parlent pas la même langue ?
La question ne m’avait pas effleuré.
— Vous pourriez servir d’interprète.
La sottise de ma remarque me laisse interdit. J’observe dans les pupilles de mes camarades un intérêt certain pour ma proposition. Un laps de temps conséquent se passe avant que le haut-parleur ne reprenne ses propos. Les circuits électroniques ont dû comparer des millions

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de réponses possibles à ma requête.
Pas de problème. Nous affrétons de ce pas un engin pour vous transporter dans leur domaine. Vous pouvez y aller dès maintenant.
Après une concertation invisible, nous nous levons et, toujours précédés par notre robot majordome, nous nous redirigeons vers le tarmac. Là, une sorte d’hélicoptère sans pilote nous ouvre ses portes pour que nous nous installions sur ses fauteuils en forme de baignoire. Nous sommes à peine étendus que le rotor de la machine se met à tourner. Le girodyne s’élève alors rapidement au-dessus de l’aéroport. Nous quittons l’espace bétonné pour voler au-dessus d’une forêt primaire aux immenses arbres. Ils développent des feuilles majestueuses qui me font penser à d’énormes fougères arborescentes. L’absence de tout conducteur m’oppresse et l’idée d’un crash me donne des frissons d’angoisse. Martine, aussi blanche que ses vêtements, me renvoie le reflet de mes tourments.
Au bout d’une dizaine de minutes, nous arrivons au-dessus d’une sorte de clairière, bordée par des cases au toit de paille. L’engin opère un virage complet avant de se poser dans un nuage de poussière. Les portes s’ouvrent automatiquement, nous invitant à descendre.

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Prudents, nous observons les environs, sans déceler la moindre trace de vie. Alors, prenant mon courage à deux mains, je saute sur la terre ferme, suivi par Michel et les autres. Dès que nous dépassons l’aire délimitée par le rotor, celui-ci se remet à tourner et les portillons se referment. L’hélicoptère se soulève pour s’élever au-dessus de la canopée et disparaître dans un vacarme assourdissant. Nous nous retrouvons soudain seuls et désemparés.
Le chant des oiseaux a remplacé le tumulte mécanique et un doux zéphyr vient nous caresser le visage. Nous nous dirigeons alors comme un seul homme vers les habitations. Aucune fumée ni aucun bruit ne s’en échappent. Un chaudron repose bien au-dessus d’un foyer, mais, visiblement, il n’a pas servi depuis longtemps. La première case est visitée, elle s’avère complètement vide. La seconde aussi. Dans la troisième nous découvrons un être assis dans un coin. Il ressemble à un homme, ou plutôt à un vieillard dont le visage a été buriné par le temps. Après une légère hésitation, nous nous approchons de l’individu pour constater qu’il possède tous les attributs de notre race. À notre plus grande surprise, il s’adresse à nous dans notre langage.
— Vous êtes les derniers ! Ils vont ont eus, vous aussi !

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Nous l’observons comme une bête curieuse.
— Que voulez-vous dire ?
Ses rides se creusent encore plus pour découvrir un sourire fané.
— Que les calculateurs vous ont récupéré et que vous allez finir vos jours ici.
Un cri sort de ma bouche.
— Mais où est-on ?
— Vous êtes sur la Terre.
— C’est impossible ! Nous avons voyagé à travers l’espace intersidéral en navigant avec précision.
Les yeux de vieil homme se remplissent d’une indulgence bienveillante.
— Ils vont ont fait croire que vous vous dirigiez vers Musis, mais ils ont pris le contrôle de votre vaisseau depuis longtemps.
— Mais les deux soleils ?
Et l’hélium ? Et la gravité à 90 % ?
Deux chicots noircis apparaissent dans sa cavité buccale.
— La lune. Ils l’ont rapproché de la terre pour augmenter sensiblement le phénomène des marées et produire ainsi une énergie hydraulique propre capable de satisfaire la moitié des besoins en électricité. Quant à l’hélium, il a été fabriqué artificiellement pour diminuer

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l’effet de serre et, ainsi, régler définitivement le problème du réchauffement climatique. Comme ce gaz n’absorbe moins l’infrarouge que les autres constituants de l’atmosphère, notre satellite a pris une couleur orangée. Je suis obligé de m’asseoir sur un rocher, anéanti par les propos du vieillard. Je l’observe encore une fois pour deviner un éventuel second degré dans ses paroles. Ses traits ne me laissent aucun espoir, mais j’éprouve soudain l’impression de connaître l’individu. Un flash vient rafraîchir ma mémoire.
— Vous ne seriez pas le commandant de bord Martin ?
Un voile de nostalgie traverse ses yeux.
— Si. Le responsable du vaisseau qui est parti trois mois avant le vôtre.

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