Premier Prix

La nouvelle de l'Espace - 2014

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Pionnière

Par Jean-Christophe PERRIAU

Ça y est, tout est prêt pour le grand saut. Le grand saut vers l’inconnu. J’ai le cœur qui bat la chamade. Qui cogne comme s’il voulait sortir et s’enfuir, comme s’il ne voulait pas participer au voyage. Après des jours d’attente, des semaines d’entrainement, tout est prêt. Sauf moi, peut-être, mais ça n’a pas l’air de trop les importuner. Je suis harnachée de telle sorte que je ne peux pratiquement effectuer aucun mouvement. De toute façon, la cabine est si étroite qu’il y a peu de chances que je puisse faire des saltos. J’ai attendu calmement jusque-là, mais maintenant que je sens le départ approcher, c’est tout mon corps qui tremble comme une feuille. Il n’y a plus personne autour de la cabine. Un silence angoissant est tombé sur la

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plateforme, contrastant avec l’incessante et bruyante activité de ces derniers jours.

J’entends des pas approcher. Il me semble reconnaitre les chaussures. Oui, c’est lui. C’est Oleg, Oleg Gazenko, mon coach. Il se penche vers moi et me regarde en souriant tendrement. Je n’aime pas trop cette tristesse que je devine dans son regard. Lui qui m’a toujours soutenue, m’a toujours rassurée, tout au long de ma formation. On dirait qu’il pleure. Oleg, s’il te plait, je n’ai jamais autant eu besoin de ta force que maintenant. Je t’en prie, aide-moi. Une dernier geste, puis il retire sa main, referme le sas.

Voilà, je suis plongée dans le noir. Malgré le froid qui règne sur le cosmodrome de Baïkonour, j’ai chaud. Et puis toutes ces électrodes collées sur moi m’insupportent. Je n’ai qu’une envie : les arracher une par une, malgré la douleur. J’ai l’impression de sentir le monde autour de moi s’ébranler. Pourtant, ils n’ont encore rien allumé. Ce n’est pas la cabine qui tremble, c’est moi. Avec cette sombre idée qui me ronge : et si je ne revenais pas ?

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Nous étions trois, au départ, à avoir été sélectionnées pour ce projet aussi fou qu’ambitieux. Albina et Mouchka, mes amies, ont eu plus de chance que moi. Albina a été réquisitionnée pour les essais en haute altitude alors que Mouchka, elle, a été choisie pour les tests des instruments et des équipements autonomes de survie. A moi le voyage et la gloire ! A moi la découverte de l’inconnu, l’angoisse du départ, les entrainements intensifs. J’avoue que je m’en serais bien passée. Je n’avais rien demandé. Ah ! quand je vois dans quelles conditions tout cela a été organisé !

Quel bordel !

On m’a maintenue à l’écart des préparatifs et des décisions, mais Oleg a pris soin de m’expliquer chaque étape du projet, jugeant que le fait d’avoir été choisie me donnait le droit de tout savoir de ce projet. Le plus humain du groupe, à n’en pas douter. Chaque entraînement était précédé d’un court briefing au cours duquel il m’expliquait, à l’abri des regards et des oreilles indiscrètes, les raisons réelles de ma présence dans cet immense hangar. Lui-même semblait perplexe quand il m’évoquait comment était née cette idée folle.

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Une histoire de politique !

Et oui ! C’est à cause des politiques si je suis là. Et c’est également à cause de ces mêmes politiques si le projet a été si mal préparé. Mon entraineur m’a parlé en toute franchise des conditions surréalistes dans lesquelles tout cela avait été décidé. On aurait pu croire que ce projet avait été analysé de tous les points de vue possible, disséqué dans tous les sens, travaillé, retravaillé… Aucunement. Il a en réalité été élaboré dans l’urgence la plus complète, sans aucune étude préalable, sans la quantité de tests indispensables. Oleg m’a expliqué que c’était Nikita Khrouchtchev en personne qui avait ordonné la mise en place de ce programme, exigeant que le lancement de Spoutnik 2 coïncide avec la commémoration du quarantième anniversaire de la révolution. Vu la guerre que se livrent les Russes et les Américains dans la course à la conquête spatiale, le projet Spoutnik 2 est apparu être à ses yeux un signe particulièrement fort. Un signe indispensable, indiscutable.

Toujours cette terrible et stupide guerre froide, s’était plein Oleg en chuchotant dans mon oreille.

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C’est pourquoi le lanceur a été construit aussi vite. Quatre petites semaines. Le temps qu’a duré mon entraînement. Quatre semaines qui m’ont paru bien longues, moi. Des heures et des heures, coincée dans cette effrayante centrifugeuse qui simulait l’accélération que je subirai lors du lancement de la fusée. Suivies d’heures, tout aussi interminables, entourée de machines qui reproduisaient les bruits à bord du vaisseau spatial. Un calvaire. Toutes ces conditions expérimentales avaient pour incidence le doublement de mon rythme cardiaque et une augmentation importante et difficilement supportable de ma pression sanguine. J’ai failli m’évanouir à plusieurs reprises, mais mes gémissements semblaient n’avoir aucun effet sur les scientifiques présents. Il faut dire qu’eux aussi subissaient une pression très forte : on ne déçoit pas Nikita et le Parti sans en subir les fâcheuses conséquences. L’échec est pour ces gens, cachés derrière leurs bureaux, inconcevable. Dans un tel contexte et dans ces conditions déplorables, comment voulez-vous que j’apparaisse autrement que comme un vulgaire objet de recherche.

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A un niveau personnel, en dehors de ces heures d’entrainements aussi intensifs qu’éprouvants, je ne peux décemment pas me plaindre du traitement que j’ai subi durant cette période. En fait, j’étais même plutôt bien traitée. Il faut dire que les données qui allaient être tirées de mon voyage étaient très attendues. Capitales, même, en vue de la suite du programme spatiale du pays. Alors on me choyait, on essayait de me rendre la vie plus facile. Quand mon organisme n’était pas offert à cette douloureuse mais indispensable préparation, on me laissait me reposer tranquillement et me balader partout dans la base. Toujours accompagnée d’Oleg, bien sûr. Mais ces périodes étaient assez rares et je me retrouvais assez vite replongée dans ces exercices qui m’épuisaient.

Malgré toute l’attention de mon coach, la dernière semaine a été très dure. Ces derniers jours, je n’ai plus eu droit à ma ration de nourriture habituelle mais à cette espèce de gel nutritif composé de poudre et d’eau, une mixture insipide qui vous laisse un goût acre dans la bouche pour le restant de la journée. Ce sera malheureusement la seule nourriture à laquelle j’aurai droit une fois dans l’espace. Alors autant s’habituer tout de suite.

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Un autre challenge tout aussi délicat a été de s’habituer à l’étroitesse de la minuscule cabine dans laquelle je serai attachée. Pour cela, j’ai été contrainte de dormir dans des cabines de plus en plus petites, jusqu’à occuper un espace équivalent à celui qui devait m’accueillir au cœur du Spoutnik. J’aurais préféré qu’ils construisent cette satanée machine autour de moi, au lieu de me forcer à rentrer dans cette espèce de boite à chaussures beaucoup trop petite pour moi. Mais le jour où l’on me demandera mon avis…

Et puis le moment du compte à rebours final approchant à grand pas, j’ai eu de plus en plus de mal à trouver le sommeil. L’excitation des gens autour de moi, leur angoisse, aussi, et tous ces exercices… Pas de quoi dormir dans les meilleures conditions !

Et après ces longues journées de préparation, me voilà enfin, coincée dans ma boite, n’attendant plus que le signal du départ. Depuis de trop longues minutes, maintenant. Mais qu’est-ce qu’ils foutent ? Pourquoi ne suis-je pas encore partie ? L’attente est interminable.

Bien que je ne sache absolument pas ce que me réserve cette immensité secrète et totalement inconnue que

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représente pour moi l’espace, une partie de mon être est soulagée de partir enfin. Au moins, je n’ai plus à attendre à ne rien faire, coincée dans cette cabine exigüe, étouffant dans ma combinaison, entourée de tous ces gens qui vont et viennent autour de moi avec leurs instruments de mesure, leurs outils, s’adonnant à leur tâche sans la moindre considération pour moi. Au risque de me répéter, je ne serai jamais assez reconnaissante de tout ce qu’Oleg a fait pour moi. Et il me tarde de revenir sur terre pour lui montrer ma reconnaissance. Et pour savourer un de mes petits plats préférés. Après des jours à avaler cette écœurante gelée, je crois que tout passera pour de la gastronomie.

Ah ! Je crois que ça y est. Je perçois un vrombissement, au loin. Je sens la cabine trembler légèrement. Et cette fois-ci, ce ne sont pas seulement les battements de mon cœur qui la secouent. Le bruit est de plus en plus fort, les secousses également. J’ai l’impression que tout va exploser autour de moi. Aucun exercice ne m’avait préparé à un tel stress, à une telle pression. Mes oreilles se bouchent, j’ai l’impression qu’on me compresse le crâne.

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Ça bouge ! J’ai peur ! Pourquoi suis-je là ?!

Tout tremble maintenant. Autour de moi. En moi.

Je monte, dans les airs. Je ne veux pas, je ne veux plus ! Mon cœur ! Mon cœur bat trop vite, j’ai la sensation qu’il va exploser, qu’il va traverser ma cage thoracique ! Je veux sortir !

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Le 3 novembre 1957, l’Union des Républiques Socialistes Soviétiques envoya dans l’espace la chienne Laïka à bord de la capsule Spoutnik 2. Les Soviétiques souhaitaient affirmer leur supériorité technologique et vérifier qu’un organisme vivant pouvait supporter les conditions spatiales. Ces conditions extrêmes, Laïka, – dont la légende dit qu’elle était une chienne errante dans les rues de Moscou avant sa capture – les supporta très difficilement. Affolée par l’accélération lors du décollage, elle vit ses rythmes respiratoire et cardiaque monter jusqu’à trois fois leur rythme normal. Après la mise sur orbite de Spoutnik 2, un dysfonctionnement intervint lorsque le satellite se sépara des réacteurs,

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entrainant un déchirement de l’isolation thermique. La température à l’intérieur de la cabine grimpa rapidement de 15 à 41 °C. La capsule n’étant pas équipée de protection contre les radiations solaires, la chaleur augmenta encore.

Cinq heures après le départ, les capteurs fixés sur le corps de Laïka indiquèrent que son cœur avait cessé de battre. La capsule devint sa tombe jusqu'au 14 août 1958 date à laquelle elle se consuma dans l’atmosphère…

Malgré la mort de Laïka, cette dramatique expérience prouva qu’un être vivant pouvait non seulement survivre à une mise en orbite mais qu’il était en outre capable de subir les effets de l’apesanteur. L’échec partiel de la mission ouvrit ainsi la voie à la conquête de l’espace par l’Homme. Le 12 avril 1961, Youri Gagarine succéda à Laïka, avant que Neil Arsmtrong ne pose son pied sur la Lune le 12 juillet 1969.

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Aujourd’hui, l’aventure spatiale se poursuit. Les Américains prévoient en 2037 l’arrivée d’un homme sur Mars, 80 ans après Laïka, la pionnière.

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