Troisième Prix

La nouvelle de l'Espace - 2014

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La merveilleuse histoire de Pierrot dans la lune

Par Régine BERNOT

D’un geste autoritaire, la mère désigne la direction du couloir. Pierrot fixe ses mains qui s’agitent, ses mains qui lui font savoir combien elle est fâchée contre lui. Tout en reniflant, il contourne les débris d’assiette et la flaque de soupe qui maculent le sol, il se dirige vers la porte de la cuisine.

Réfugié dans sa chambre, Pierrot s’enfouit sous les couvertures où il finit par s’endormir, loin de ce monde qui ne le comprend pas. Les rideaux sont restés ouverts et la face ronde de la lune se découpe derrière le carreau. Elle drape de sa clarté l’enfant endormi, tend vers lui ses pâles rayons comme un pont pour la rejoindre.

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« Viens, petit homme, rejoins-moi sur la lune » Pierrot a entendu la voix douce qui cajole, il veut bien la suivre. Paupières closes, il se lève et emprunte la frêle passerelle faite de rayons de lune entrelacés. La voix est toujours là qui murmure dans sa tête, le rassure : « Avance sans crainte, petit homme, Séléné te protège. Avance, tu es attendu sur la lune »

Quand Pierrot ouvre enfin les yeux, la passerelle a disparu. Devant lui s’ouvre une vaste étendue déserte parsemée de cratères et de montagnes abruptes. Les rayons du soleil, comme une brise tiède, l’enveloppent, il n’a pas froid dans son pyjama léger. Inquiet, il serre plus fort contre son cœur le lapin en peluche, compagnon de ses nuits. Le sol pierreux qu’il foule se fait tendre sous ses pieds nus, la marche est plus aisée que sur terre. La voix résonne à nouveau dans sa tête, elle le guide jusqu’à une anfractuosité dans laquelle s’ouvre un tunnel. Pierrot s’y engouffre, l’obscurité l’enveloppe. « Rejoins-moi, approche de la lumière » Il aperçoit, tout proche, deux points d’un vert luminescent. La clarté augmente et révèle la créature qui l’a guidé jusqu’ici. A peine plus grande que Carotte, son lapin, elle se dresse sur ses jambes grêles et tend ses mains à l’enfant en

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signe de bienvenue. Chacun de ses bras est relié au buste par une fine membrane qui s’ouvre comme une aile. Mais le plus étonnant, c’est sa peau. Elle est lisse, comme polie, et brille d’une lueur opalescente «Comme ma veilleuse » pense Pierrot. Le petit être le fixe de ses deux billes brillantes qui ornent sa tête chauve, il n’émet aucun son mais l’enfant entend de nouveau cette voix à l’intérieur de lui. « Je suis Lin, du peuple des sélénites. Nous habitons sur cet astre que les hommes nomment Lune. N’ai pas peur, nous ne te voulons aucun mal. Tu es notre invité. Je sais que tu ne parles pas mais ici, la parole n’a pas cours. Grâce à la télépathie, nous pouvons échanger dans n’importe quelle langue. Si tu veux me dire quelque chose, pense le très fort et je recevrai ton message « J’ai...je suis si content d’être sur la lune, il y a si longtemps qu’elle me console quand, la nuit, je suis triste » Pierrot livre son sentiment en confiance, il sait d’instinct qu’il ne court aucun risque parmi le peuple de la lune. « Je suis heureux pour toi, répond Lin. Ici, tu n’auras pas besoin d’agiter les mains pour te faire comprendre, tu ne seras pas différent de nous puisque nous sommes privés de paroles mais nous communiquons sans entraves et notre langage est universel. A présent, tu vas me suivre sans t’éloigner, la

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lumière que diffuse mon corps te montrera le chemin. Notre cité souterraine n’est pas éclairée car nous avons cette faculté de voir dans l’obscurité »

Après avoir parcouru, à la suite de Lin, de nombreuses galeries qui s’enfoncent au centre de la lune, Pierrot débouche sur une grande place circulaire emplie de petits êtres en tout point semblables à son guide « Je te présente le peuple des sélénites, engendré jadis par notre déesse Séléné. Mais nos origines seraient trop longues à t’expliquer. Tu dois savoir que, contrairement aux hommes, notre apparence est identique, depuis notre naissance jusqu’à notre disparition. Quand nous nous éteignons, un nouvel esprit vient habiter notre enveloppe. C’est pourquoi tu ne verras pas de cimetières sur la lune » « Et des écoles, il y en a ? » demande l’enfant. « Non car ce serait inutile. Nous naissons avec la préscience de notre vie et les anciens nous enseignent leur savoir. Cela se fait sans contrainte » Pierrot est admiratif. Il aimerait tant apprendre ainsi, en toute liberté. Mais, sur terre, l’école est obligatoire. Certains jours, il redoute d’y aller. Pourtant, il retrouve dans sa classe d’autres enfants malentendants comme lui. On leur enseigne la lecture labiale mais Pierrot préfère

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laisser parler ses mains. Hélas, le langage des signes n’est pas universel et il a toujours du mal à communiquer avec les enfants qui possèdent la parole.

Tout en poursuivant leur conversation muette, Lin et Pierrot se frayent un passage parmi les sélénites. Tous souhaitent un agréable séjour à l’enfant surpris de tant de bienveillance. Il est vrai qu’ici son handicap n’existe plus puisque les sélénites ne parlent pas. L’enfant soupire. Si seulement les hommes possédaient cette faculté de communiquer par télépathie, tout deviendrait si simple !

« Que mangez-vous ? » questionne Pierrot qui a une petite faim « Notre nourriture n’est pas aussi variée et compliquée que celle dont tu as l’habitude. » explique Lin « La surface de la lune n’a rien à nous offrir, pas de fruits, de légumes ou de racines comme sur terre, encore moins d’animaux. Nous nous contentons d’absorber un peu de ce liquide opalin qui jaillit de la roche. Nous l’appelons lait de lune. Tu veux goûter ? » Lin désigne le liquide laiteux qui s’écoule le long de la paroi et l’enfant en recueille quelques gouttes dans ses mains en coupe

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qu’il porte à sa bouche « C’est bon, ça a le goût de la guimauve » s’étonne Pierrot.

La visite se poursuit et l’enfant va de surprises en surprises. Les sélénites forment un peuple joyeux qui aime se rassembler. Ils sont curieux de tout mais sans préjugés. Pierrot ne s’est jamais senti aussi libre. « Moi aussi, je veux vivre sur la lune ! proclame-t-il tout à trac Vous pourriez me garder ? » Quelques-unes des petites créatures l’entourent alors. Bras ouverts, ils déploient leur membrane et l’effleurent avec douceur. Pierrot frémit sous la caresse « Si nous le pouvions, nous te garderions parmi nous avec joie, car tu es pur, d’une pureté sans malice qu’on trouve rarement chez tes pareils qui peuplent la terre. Ils ne vivent que pour le pouvoir, chose que nous ignorons ici, tout comme toi. C’est pour cela que Séléné, notre Lune nourricière, t’a choisi. Mais, hélas, ta constitution humaine ne te permet pas de survivre sur notre planète hostile à toute autre forme de vie que la nôtre »

Pierrot est déçu d’apprendre qu’il ne peut vivre sur la lune. Lin, qui a compris la tristesse de son ami, lui présente Luli, sa compagne. C’est une petite créature en

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tout point semblable à Lin et l’enfant s’interroge sur la différence entre les sexes. « Il n’y en a aucune, excepté la taille, plus petite chez nos compagnes » précise Lin. « Mais viens plutôt te promener avec nous » propose Luli.

Pierrot a suivi le couple le long d’une galerie qui remonte jusqu’à la surface. Ils gravissent un amas de roches volcaniques et, arrivés au sommet, la voix de Luli murmure «Regarde, petit homme, comme ta planète est belle » Le regard de Pierrot suit le bras tendu, il est époustouflé par le spectacle grandiose qui s’offre à ses yeux. La terre est un gros ballon veiné de bleus et de blancs qui scintille doucement. Elle est si tranquille qu’on a du mal à imaginer les conflits, les destructions qui éclatent à sa surface. «Elle est belle, pas vrai ? susurre la voix de Luli. Plus belle que son satellite sur lequel nous vivons. » « Nous ne devons pas nous éterniser ici » Lin vient d’interrompre leurs échanges muets. « Pourquoi ? » s’étonne l’enfant « Parce que nous sommes sur la face visible de la lune qui, éclairée par le soleil peut être observée depuis la terre. Un puissant télescope pourrait nous découvrir et ce serait dangereux pour notre survie»

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La petite troupe s’est éloignée, elle se dirige vers la face cachée de l’astre qui est en ce moment plongée dans la pénombre. Au-dessus de leurs têtes, le ciel, d’un noir d’encre, est clouté de milliers d’étoiles. Pierrot progresse lentement sur un terrain accidenté, une succession de cirques, de failles et de montagnes. Ce que les hommes nomment mers lunaires ne sont que de vastes plaines caillouteuses et arides. Les bombardements incessants par les météorites et les astéroïdes ont dessiné des cratères qui donnent cet aspect vérolé à la surface de la lune. Lin et Luli se déplacent avec légèreté, voletant grâce à leurs membranes qu’ils déploient comme des ailes. Quand ils s’aperçoivent que Pierrot a du mal à les suivre, ils l’empoignent chacun par un bras et lui font survoler les passages difficiles. L’enfant est heureux de voler, il sourit à ses nouveaux amis qui poursuivent leurs explications « Chacun de ces lieux porte un nom qui est gravé en dessous, dans notre cité souterraine, ainsi nous savons à tout moment où nous nous trouvons » « Comme dans le métro, alors ! » s’exclame Pierrot » Comme dans le métro » approuve Lin « Mais nos noms sont différents de ceux donnés par les hommes. Ici, pas de Mer de la Sérénité, de Mer des Pluie ou de cratère

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Aristarque, mais des noms comme ceux que nous portons. Ainsi la mer des Nuées s’appelle en réalité Plaine de Lin et, parmi les monts de Leibniz qui culminent à plus de 8000 mètres, un sommet porte le nom de Luli tandis que la chaîne se nomme Montagne de Lolon.

Au loin, un halo lumineux signale un rassemblement de sélénites « Ils préparent les prochaines festivités » Lin précise que chaque mois lunaire a sa propre fête à laquelle tous participent. Pierrot bat des mains à l’idée d’une fête. « Nous aurions aimé te garder jusque-là, mais ce n’est pas possible, tu le sais bien » s’attriste Luli. « Quoi, déjà, je dois vous quitter ? Ce n’est pas juste ! » Pierrot s’est renfrogné mais la voix de Lin se fait douce pour le ramener à la réalité « Tu sais bien que tu ne peux vivre sur la lune, et le temps qui t’a été accordé arrive à son terme. Et puis, tu as une famille sur terre » C’est alors que la passerelle se matérialise sous le regard médusé de l’enfant. Il se tourne une dernière fois vers ses amis qui ont déjà disparu. Une force invisible le pousse sur le frêle ruban lumineux.

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Pierrot est pensif. Il songe à son lapin en peluche, oublié sur la lune. L’a-t-il perdu au pied d’un mont ou sur les berges d’une mer de la face visible ? Un jour, peut-être, un astronome découvrira grâce à sa puissante lentille, Carotte, le lapin abandonné. Alors, il écrira un long article scientifique pour annoncer au monde qu’il a découvert sur la lune le lapin de jade, celui des contes de la Chine.

Pierrot rêve devant la page blanche de son cahier. La maîtresse, qui passe dans les rangs, l’interpelle en signant avec ses mains « Alors, Pierrot, encore dans la lune ? »

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