Distinction

La nouvelle de l’Espace - 2014

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L’installateur d’antennes.

Par Emmanuel LACAILLE

Le satellite offrait un cercle parfait vert et Miou était sous le charme. L’atmosphère de la planète Isis, dense en dichlore, enveloppant un sol saturé d’hydrocarbures lui conférait une couleur tirant sur le violet et chose étrange, à chaque fois que son satellite Horus, de couleur rouge, passait dans le cône d’ombre d’Isis, il se revêtait d’une couleur verte uniforme et seulement à sa périphérie. Le disque était noir, ceint d’une couronne majestueuse de jade néphrite. On disait aussi que l’étoile, Rê, une naine rouge tout à fait ordinaire avait quelquefois des accès de folie et projetait des flux tout à fait gigantesques de rayons gamma ou d’ondes radio et modifiait ainsi la couleur des hautes atmosphères de son cortège de planètes. C’était une légende et Miou aimait les légendes.

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Il fixa un point de l’espace et cligna deux fois de l’œil droit. Aussitôt, la pile à combustible de la combinaison cassa quelques molécules d’eau contenues dans une membrane interne qui recueillait les déchets de la respiration et un jet d’hydrogène sortit d’une valve de derrière son dos et Miou accéléra dans la direction opposée. Il voulait être parfaitement au centre du cercle vert. Il avait mis en veille son unité centrale, il voulait le silence absolu pour sa contemplation. Pourquoi témoignait-il un tel désir soudain ?

Durant la longue mise en orbite de son astronef, il n’avait pensé qu’aux cuves régénératrices de Seth, planète voisine d’Isis. C’était la première fois de sa vie qu’il se trouvait dans ce bras de galaxie et il désirait ardemment se rendre dans ces cuves d’autant plus réputées. Mais là, une fois qu’il eut mis son vaisseau en orbite stationnaire autour de l’astéroïde, il ne s’empressa nullement d’y atterrir. Au contraire, sorti à peine dans l’espace, il décida de profiter de la splendeur du halot émeraude et d’installer plus tard le relais sur l’astéroïde, méprisant ses statistiques de rendement.

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Cinq heures plus tard, Miou déposait sur le socle de l’antenne une couche de tribéton. Il était particulièrement doué pour ce travail. Ses mains, grosses et puissantes, rendues calleuses malgré l’apesanteur et les protections, avaient la force nécessaire pour épandre la matière résistante aux énormes écarts de température de l’espace. Sa taille, en dessous de la moyenne de l’Hégémonie, lui conférait l’aisance nécessaire pour l’installation du relais. Les épaules souvent voutées, le visage carré, les arcades sourcilières proéminentes, Miou n’attirait pas la sympathie immédiate. Il menait une existence solitaire qui lui allait parfaitement bien. Les tests ADN pratiqués lorsqu’il était dans le placenta de sa mère avaient eu raison de son orientation ; il était devenu un technicien hors-pair, l’un des meilleurs du technocentre et excellait dans la pose de ces antennes relais hautes de plusieurs mètres qui délivraient les multiples protocoles de communications.

Il filait à vive allure en direction de son astronef. Il ignorait les messages de son unité centrale qui lui disait de ralentir. Il aimait habituellement sentir les vibrations du moteur silencieux le long de sa colonne pendant qu’il volait dans l’espace, mais là, il avait hâte de quitter

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l’astéroïde, d’oublier son travail et de plonger dans une cuve de Seth.

Soudain, un message d’alerte illumina sa visière et dans le même temps, sa combinaison intelligente adopta un brusque virement de la trajectoire et l’accélération radiale lui comprima les cervicales. Miou poussa un cri, autant de rage que de douleur.

Sans son système de protection intégré, il aurait percuté la coque du vaisseau. Au lieu de ça, sa combinaison avait projeté tout autour de lui un flux d’énergie qui agissait comme une bulle protectrice. Il avait rebondi sur le vaisseau sans le toucher tel un aimant repoussé par un autre.

- Salaud ! Regarde où tu vas ! Miou lança son poing en l’air et s’insurgea contre le vaisseau qui ne l’avait pas détecté.

Tout vaisseau de l’Hégémonie, de l’hypercargo prélevant les Téra tonnes de minerais de la grande planète Fertis au petit loft pour amoureux en orbite autour de la lune de Memphis, se tenait d’avoir un système de détection infaillible de masse d’une portance de 200 kilomètres.

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- Ramène-moi à la maison, dit-il d’un ton las. La combinaison vibra et s’exécuta.

Tandis qu’il volait, de sombres pensées l’envahissaient. Il se sentait fatigué et fourbu, courbatu par son travail physique. Même en apesanteur, acheminer et monter le matériel n’était pas une mince affaire. Au bout d’un moment, il distingua son astronef qui se rapprochait peu à peu. L’étoile au loin, le croissant qui tirait sur le vert du satellite Horus, les trois quarts de la planète Isis, un violet incomparable de toute la galaxie, tout était d’une beauté magistrale dans un silence insondable. Miou, qui n’avait jamais été sensible à la beauté en général, sembla apprécier pour la première fois le singulier spectacle. Tout à coup, il reçut un message d’alerte de l’implant du technocentre. Il devait magnétiser sa combinaison, sorte de ceinture de Van Allen, et elle prenait une couleur rouge. Peut-être avait-on besoin d’une reconnaissance visuelle immédiate de tous les techniciens du secteur, ou qu’un flux de particules de haute énergie provenant d’une source galactique émergeait.

- T’as entendu ?

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- Oui, bien sûr Miou. Opération effectuée, répondit son unité centrale implantée en lui. 

- C’était pas à toi que je parle tête de nœud. Mais à la combi. C’est la principale intéressée non ?

- Tu es fatigué, voilà ce que je vois moi.

C’était le début de la soirée. Il alla se détendre dans les salons de la station orbitale. Des collègues qu’il croisa, tous étaient encore vêtus de rouge. Lui avait dépolarisé sa combinaison depuis pas mal de temps. Quelque chose n’allait pas. Miou éprouva une angoisse mais incapable de l’expliquer.

Il passa la journée du lendemain dans une cuve et retrouva une nouvelle jeunesse. Ce qu’il y a de bien en cette époque se dit-il, c’est qu’on peut mal manger pendant un an et retrouver un corps de 18 ans en l’espace d’une journée ; les plaques d’athérome des artères évincées, les gaines de myéline restaurées, la moindre toxine éliminée, la moindre cellule anormale supplantée. Il écouta dans la cuve les derniers morceaux de Physalis, sorte de musicien qui composait à partir de l’activité neurologique d’un animal. On ressentait alors

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pleinement la vie de l’animal, et sans la moindre ambigüité, on éprouvait ses moments de chasse, de rut, ou même ses sommeils. Le soir, ragaillardi, il voulut s’adonner aux plaisirs de la planète mais pour une raison obscure, l’image de la vieille Terre le hantait. Miou était l’un des rares humains à être né sur la planète originelle devenue un enfer climatique. Et la soirée qu'il espérait délicieuse se couvrit d’un voile de mélancolie. Il avait mis l’inquiétude de la veille sur le compte de la fatigue mais à présent, avec le corps qu’il avait, il n’y avait plus de raison. Que lui arrivait-il ?

- Ahh ! gémit-il aux aurores lorsque Rê déploya ses premiers rayons dans l’atmosphère de Seth. Il se réveilla en sueur.

- Miou ? Est-ce que ça va ?

- Fous-moi la paix, sale implant.

- Qu’as-tu donc ?

- J’ai entendu une voix.

- Tu as entendu une voix ? Attends… Non, impossible.

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J’ai scanné toutes les interférences sonores et même électromagnétiques. Miou répondit par un grognement avant de poursuivre.

- Un simple rêve alors. Rien qu’un rêve. Quelqu’un sur une comète. Une fille. Elle me regardait et criait quelque chose. Je ne comprenais pas ce qu’elle disait. Je crois qu’elle voulait que je la sauve, que je l’aide ou que je l’écoute simplement.

- Tu veux que je passe ton rêve au séquentiel ?

- Non, je vais me rendormir.

Miou resta immobile quelques instants avant de comprendre qu’il ne se rendormirait plus. « Finalement, je veux bien » fit-il en se tournant dans le lit. Chaque rêve pouvait être stocké dans un implant Sigmund au niveau du cortex para-hippocampique. Relié à l’unité centrale et aux nerfs optiques, l’implant permettait de visionner le rêve et de voir tous ses détails. Il y avait un marché parallèle sur les rêves enregistrés. Ceux des célébrités se revendaient une fortune.

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Le visage de la fille fut passé au crible, il ne correspondait pas à ceux référencés vus depuis sa naissance.

- Je croyais que les rêves étaient fondés sur la mémoire. Notre vécu.

- Pas seulement. Il y a vos fantasmes aussi. Mais les théories changent, et votre cerveau a encore des choses à livrer. On a par exemple cru à la mort de la physique au XIXème siècle, celle de Newton. Plus rien ne serait à découvrir.

- Newton ? C’est quoi ?

- Pas quoi mais qui. Un illustre scientifique anglais.

- Anglais ? Je ne comprends rien à ce que tu me dis.

- Puis on a découvert la mécanique quantique. Et elle-même est devenue obsolète. On est passé à celle du Tout. La grande Réunification. Ce fut encore un échec quelques siècles plus tard.

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- Je comprends que dalle. Pourquoi tu me parles de ça ? Tu es programmé pour me protéger, m’aider et être un double de mon alter-ego. Moi, je veux juste monter des relais et plonger mon corps dans des cuves régénératrices. Je ne suis guère un savant et tu le sais. J’ai été diagnostiqué techno avant même ma naissance.

- Et tu es devenu l’un des meilleurs.

- Je m’en fiche.

- Tu n’es plus toi-même. Tu changes.

- On ne peut pas changer. C’est la loi. L’Hégémonie range l’humanité en fonction de ses capacités et en fonction de ses besoins.

- Tout le monde a ainsi un travail. Et toute personne effectue un travail qui lui correspond génétiquement. C’est parfait.

- Aseptisé tout cela. Mais …

- Mais quoi ?

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- Tu as raison, je suis en train de changer. De me rendre compte de certaines choses. Miou inspira profondément.

- Lesquelles ?

- Je ne suis pas fait pour ce boulot. Il ne me nourrit pas.

Deux mois passèrent. Miou se trouvait au voisinage de la planète Nout, septième et dernière planète du système. Tandis qu’il était en train de réparer le circuit de l’antenne relais grillé par une éruption de Rê (le technicien précédent avait mal posé le bouclier thermique), la voix féminine lui apparut clairement. C’était la quatrième fois.

« Viens, je m’offre à toi », dit-elle.

- T’as entendu ? demanda-t-il d’un air peu sûr de lui.

- Miou, qu’est ce qui se passe ? répondit son unité centrale. 

- Encore la voix. 

- C’est impossible Miou. Comme je te le dis à chaque fois…

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- C’est peut être toi qui te trompe après tout ? Comme cette antenne, tu as un circuit grillé…

- Non Miou. Mon système est aussi sûr que les coffres de la banque fédérale de l’Hégémonie. On implante depuis des générations, à chaque être humain, une unité centrale. Jusqu’à cette seconde, on a implanté 69 324 146 548 unités et aucune n’est défaillante. Absolument aucune. Où te trouves-tu là ?

- Sur le satellite de Nout pardi !

- Et il y a une atmosphère ici ?

- Et pourquoi je me trimballe avec cette combinaison pressurisée d’après toi ?

- Tu ne peux pas entendre le moindre bruit extérieur mon ami. Il n’y a pas d’air. Aucune onde sonore n’est permise. Tu imagines tout cela. Laisse-moi voir ton taux de sérotonine. Ho!un peu limite. Tu devrais avoir une vie sociale. Il n’y a qu’à moi que tu t’adresses. Tu fais une dépression Miou.

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- Attends, j’ai une idée. Projette-moi les quatre fois où j’ai entendu la voix. Allons, presse-toi.

L’image apparut, une carte du système de Rê avec quatre points rouges dessus.

- Incroyable, firent-ils à l’unisson. Les quatre points étaient parfaitement alignés.

Miou mit le vaisseau en orbite autour de la comète, puis atterrit à un endroit où la mesure du champ magnétique différait ostensiblement de celui très faible du reste de la comète. Ce qu’il trouva le sidéra.

Divers débris métalliques faits de fibre de carbone ou d’aluminium, rongés ou dépiécés étaient éparpillés sur plusieurs centaines de mètres. On n’utilisait plus ces matières depuis fort longtemps. Un objet, vaguement hexagonal, d’un demi-mètre de diamètre était plus ou moins enterré. Miou le déterra, la couche de poussière grise dessus se souleva et l’entoura d’une enveloppe presque surnaturelle.

- Qu’est-ce que c’est que ça ?

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L’unité mit une seconde – une éternité – pour trouver dans ses archives universelles la réponse.

- Mon dieu ! s’exclama – t – elle ! Il s’agit de Philaé !

- C’est quoi ?

- La sonde Rosetta ! La comète 67 P Churyumov-Gerasimenko ! On est sur cette comète ! Mon dieu, c’est incroyable qu’elle soit ici ! L’homme au début des années 2000 a envoyé depuis la Terre une sonde pour étudier une comète. Dix ans de voyage et le tout premier atterrissage sur une comète réalisée par l’humanité. Je ne suis qu’un ordinateur mais je suis ému. Tu sais pourquoi on a appelé la sonde Rosetta ? Non ? C’est par référence à la pierre de Rosette. La sonde a parcouru 6 milliards de kilomètres puis s’est mise en orbite et a déposé un atterrisseur, Philaé. Une mission et un succès extraordinaires. La sonde s’est disloquée par le dégazage de 67 P au passage au plus près du Soleil. Il y avait un disque fixé sur l’orbiteur sur lequel étaient gravés des textes en plusieurs centaines de langues différentes. On va peut-être mettre la main dessus. Si ça se trouve, il est sous tes pieds. C’est tout un vestige du passé, de

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l’homme du vingt-et-unième siècle, à un moment où il pouvait entendre toutes ses langues aujourd’hui perdues.

Miou ne disait rien. Son cœur cognait dans sa poitrine. Il comprenait le message. Il s’agenouilla devant ce qu’il restait de Philaé et le regarda religieusement. Puis à l’aide d’un laser, il ôta différentes parties métalliques qui correspondaient autrefois à divers instruments de mesures.

- Mais ! Qu’est-ce que tu fais Miou ? Arrête ! hurla l’unité.

- Il y a forcément quelque chose. C’est pas possible autrement. J’ai entendu la voix. A plusieurs reprises.

- Mais tu délires. Il s’agit d’un fantasme ! D’une dépression !

- On a suivi la ligne droite. Et il n’y a que cette comète qui a croisé cette ligne à la date exacte du commencement. Sa trajectoire est seule compatible.

Soudain, la boite métallique s’ouvrit et un objet tomba. Miou n’avait jamais vu un tel objet. De forme

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rectangulaire, il le ramassa et chose étrange, l’objet s’ouvrit. Une multitude d’écrans plats ultra-minces et souples était tenue par la tranche. Dessus, des minuscules tâches noires recouvraient chaque écran. Le scanner de la combinaison releva la composition : c’était une matière fabriquée à partir de fibres cellulosiques végétales. La matière était friable.

- Je crois savoir ce que c’est, énonça l’unité centrale. Pour une raison que j’ignore, la comète a quitté le système solaire primitif et s’est retrouvé dans celui de Rê. L’équipe de Rosetta, ou un membre, s’est entiché de déposer au cœur de Philaé, cet objet précieux. Et aussi incroyable que cela puisse être, l’objet, tu l’as perçu, tu as décelé son aura et moi qui croyais que tu faisais une dépression.

- Mais qu’est-ce donc à la fin ?

- Ce ne sont pas des tâches que tu as cru voir, ce sont des symboles. Ceux d’une écriture. Tu as en main l’unique objet qu’on appelait communément un livre.

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