Distinction

La nouvelle de l’Espace - 2014

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La Fée des Givres

Par Jeanne BATTAIS

« Il paraît qu’autrefois les gens s’amusaient, sur ces trucs, me lança Nâamah sur un ton de défi, son demi-sourire malin à peine éclairé par la luciole. Elle désignait de sa main droite les arabesques métalliques qui nous surplombaient.

- Tu deviens folle. Il ne reste plus rien d’avant, rétorquais-je, lassé.

J’avais hâte de rentrer. La brise froide de la fin d’automne me faisait frissonner. Celle du début de la saison apportait la chaleur des plages encore hantées par l’été ; mais celle-ci apportait le souffle glacial qui faisait tomber des arbres les ultimes feuilles sèches et noiraudes comme maladives.

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Cependant je ne pus m’empêcher de porter mon regard sur la construction décharnée. Elle se déployait dans la nuit, fine, comme les vestiges d’une toile immense laissée par son araignée.

- Ils attachaient des caisses au bas du cercle, grimpaient en masse à l’intérieur les faisaient tourner très vite dans tous les sens avant de les jeter dans le vide et de les rattraper de justesse par l’autre cercle.

- Quel intérêt ? demandai-je… Pourquoi prendre pour jouet un outil si dangereux ?

- La folie, Aaron, la folie, me sourit-elle mystérieusement. On a tellement l’impression de vivre, quand on est si proches de la mort.

- Ils fabriquaient des objets de meurtre pour mieux vivre ? ricanai-je.

- Je suppose que oui. Ils devaient tous aussi vouloir un but dans la vie. Il leur fallait un modèle de perfection impossible à atteindre, pour se distraire.

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Je me mis à contempler pensivement le paysage autour de nous. J’étais assis, avec Nâamah, au bord d’une rivière. L’eau coulait, illuminée en continu par une douce lumière émanant de milliers de points. En regardant l’onde, je sentis la morsure du vertige sur mon cœur. Les points se confondaient et mon esprit avait du mal à discerner si c’était un océan d’étoiles venu du ciel qui se reflétait, ou s’ils venaient des profondeurs de la Terre, remontant l’eau jusqu’à mon regard. Je me détachai brusquement de ce spectacle dérangeant. Je savais très bien que c’étaient en fait les lucioles artificielles, discrètes, silencieuses. Je soupirai et donnai un coup de pied nonchalant dans une des bulles de lumière qui gravitait autour de moi. Elle zigzagua, confuse pendant quelques secondes, mais reprit vite la trajectoire aléatoire qu’elle s’était fixée. Je la suivis des yeux pendant un moment, la regardant s’éloigner, monter vers ce qui était maintenant dans mon esprit le « vestige arachnéen ».

- Parle-moi des autres ruines, priai-je Nâamah. Parle-moi de comment c’était, avant.

Elle ferma doucement les yeux.

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- Tu sauras tout très bientôt, dit-elle d’une voix mélodieuse. Quand ton esprit sera mûr.

Je me sentais déçu. J’aurais voulu avoir la somme entière des connaissances de Nâamah. Pour cela, je dus patienter douze semaines. Le matin du troisième mois, Nâamah vint me voir. Elle affichait la même expression douce que d’habitude, mais ses yeux étaient emprunts de cette lumière trouble qui rendait l’ensemble de son attitude grave et mélancolique. Elle me regarda en silence, semblant m’évaluer avec assiduité.

- Mon temps est fait, dit-elle simplement. C’est le moment où je dois faire bénéficier la communauté des enseignements de ma vie. Je te choisis comme dépositaire de ces informations.

Et ce fut tout. L’instant d’après, elle s’était totalement dissipée, fondue en un milliard d’informations, tout voltigeant dans ma mémoire. Une sorte de brume paralysante se leva dans mon esprit. Lorsqu’elle se leva, je savais aussi les secrets que Nâamah m’avaient depuis longtemps cachés.

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Quand j’étais plus jeune, les choses se résumaient simplement : il y avait la Communauté, dont Nâamah et moi faisions partie, même si Nâamah paraissait avoir un statut un peu spécial, plus important sans doute que le reste du Peuple. Nous vivions dans les cités-miroir. Le reste autour n’était que ruines, formes bizarres purement destinées à faire peur aux enfants. Et vestiges lassants destinés à agiter au-dessus de nos têtes le maigre spectre des Autres, civilisation disparue depuis bien longtemps.

Mais maintenant, je contenais toute la science de Nâamah. Et je savais désormais que, quelque part sur cette terre, des Autres respiraient à cet instant-même.

- Je vous remercie de bien vouloir vous être déplacé, me déclara d’un air contraignant le directeur de sous-Communauté 37.

Il y avait dans ses yeux une lueur menaçante qui me gênait. Je m’assis et attendis qu’il prit la parole en premier. Il humecta ses lèvres et posa ses mains sur le bureau comme un serpent se prépare à planter ses crochets venimeux dans la chair de sa proie terrifiée. Je n’étais pas terrifié.

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- Je vous ai fait venir… avança-t-il, parce qu’il semblerait que nous rencontrions un léger problème quant au bon fonctionnement de la descendance de Nâamah…

Il se pencha encore.

- Il semblerait qu’un petit détail, amplifié par les réactions en chaîne du principe primaire de descendance, ait occasionné une perte de logique à long terme et au contraire une hausse de la déduction instantanée. De plus, les facteurs émotionnels ne sont pas égaux. La survie personnelle prime celle de la Communauté, dans votre cas.

Dans votre cas. J’étais un cas. Intéressant à observer. Comme si je faisais déjà partie d’une expérience monstrueuse dont j’étais l’acteur impuissant. Maintenant, j’étais la proie. Maintenant, j’avais peur.

- Autrement dit, continua-t-il, votre entité globale diffère du reste de la communauté.

Puis, comme une sentence :

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- Vous ressemblez plus aux Autres qu’à nous, Aaron. Vous comprenez ce que cela signifie ? Nous nous devons d’exclure toute menace de nos vies. Vous en êtes une. Les Autres, après que l’Unité Centrale nous ait engendrés, ont succombé à la violence et à leur arrogance. Leur violence car une guerre monstrueuse leur a coûté l’effondrement de leur civilisation ; et leur arrogance car ils ont ignoré les dangers de la nature qu’ils croyaient avoir dominée. Une épidémie mystérieuse s’est propagée par les discrets sous-sols miséreux de la société, montant peu à peu jusqu’à faire grimper la panique. Associée à une guerre, une maladie incurable cause d’irréparables ravages…

Me tuer. Ils allaient me tuer. Comme les individus dont l’entité avait subi une malformation, qui étaient radiés de la Communauté. Exécutés.

- Bref, coupa-t-il en balayant l’air d’un geste sec de la main. Je pouvais presque sentir les atomes m’érafler. Nous ne subirons pas le même sort qu’eux si nous ne nous comportons pas comme eux. Or vous nous amenez ce danger, contre lequel l’Unité Centrale nous a mis en garde.

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Il allait le dire. Il allait se pencher, me chuchoter presque d’une voix sournoise qu’il me radiait. Mais ce ne fut pas le cas.

- Cependant, il existe une alternative à votre radiation définitive ; nous avons besoin de vous pour quelque chose d’assez… particulier, dit-il comme s’il m’offrait un cadeau trop bien empaqueté pour être vrai, et que, méfiant et me refusant à l’ouvrir, il me pressait de le faire. Je… Maintenant que Nâamah vous a désigné comme dépositaire de sa mémoire, vous savez un certain nombre de choses qu’elle avait gardées secrètes jusqu’alors. Vous savez qu’un certain nombre de spécimens d’Autres sont gardés sous une Bulle, en observation. Nous avons reconstitué une société et nous observons. Nous souhaitons en effet…. apprendre des Autres sur certains points. Cependant, la Bulle étant évidemment, pour les besoins de cette expérience, totalement hermétique, notre seul moyen d’observation est d’y introduire un membre de la Communauté. Pour obtenir une vision précise du déroulement de cette expérience, il doit obligatoirement se mêler aux Autres ; mais voyez-vous, la différence entre les deux rend la tâche particulièrement difficile ; et même surtout

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particulièrement dangereuse. La société reconstituée a…. hésita-t-il, développé une légende autour de nous qui nous désigne comme des ennemis. Ce qui est fort regrettable. Deux de nos agents ont perdu la vie, et pour ce qui est du troisième... il semblerait que son ascendant Autre ait gagné et qu’elle ait pactisé avec ceux qu’elle devait observer, se rendant coupable de trahison. 

Il sourit.

- La situation est dangereuse, elle pourrait se mettre à divulguer des informations sur nous. Je veux que vous la retrouviez, Aaaron, et que vous l’éliminiez de cette terre.

Mon choix était vite établi.

- J’accepte, dis-je d’une voix ferme.

- Très bien. Son nom est Rachel.

A ce moment, une image ancienne me traversa : celle d’une sphère opaque hurlante de silence au milieu de nuages ocres. Elle me fit frissonner, et je me rendis compte qu’elle venait de la mémoire de Nâamah.

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Je me réveillais vers ce qui semblait être le crépuscule, au beau milieu d’un océan composé de milliards de gouttelettes lumineuses qui coulaient en ruisseaux limpides, tombaient en cascades étincelantes du ciel, ruisselaient en fleuves brillants sur le sol. L’univers entier était d’un air miroitant flottant dans un ciel pur.

Je mis plusieurs radians temporels à me rendre compte que les choses qui m’entouraient étaient seulement des images. Une femme buvait. Un homme riait aux éclats, et l’image tournait, passant ce faux fragment de bonheur encore et encore, jusqu’à en donner le vertige.

- Vous ne devriez pas être ici, chanta une voix derrière mon dos.

C’était la première Autre que je rencontrais ; sa peau était brune, ses cheveux étaient noirs mais des vagues bleues y dansaient. Ses yeux ivoire me toisaient d’un regard interrogateur.

- Où devrais-je être ? demandai-je.

Elle se mit à rire.

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- A la guerre, ou à l’usine. Ne flânez pas devant des illusions, où elles vont vous détruire.

- Des illusions ?

Je ne comprenais plus. Elle me désigna de la tête l’écran immense où l’homme riait éternellement.

- Vous êtes comme en contemplation devant ce distributeur depuis tout à l’heure. Vous hésitez. N’en prenez pas.

Je m’aperçus que l’écran couvrait en fait un tuyau titanesque qui vomissait des monceaux de cylindres aux couleurs agressives. Au fur et à mesure que je prenais conscience de mon environnement, je vis qu'elle et moi nous trouvions au centre d’une place cernée de hauts immeubles et que d’autres personnes y étaient, mais aucune ne pouvait nous entendre : elles étaient toutes plongées dans un profond sommeil.

- Pourquoi devrais-je m’en méfier ? dis-je en regardant les cylindres.

L’Autre posa son regard mélancolique sur l’écran.

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- On l’appelle la fée des givres. C’est une nouvelle drogue, elle est en prise libre depuis seulement hier. Ça ne vous fait même pas planer. Ça vous endort doucement, vous rêvez d’une autre réalité, et là réside la magie de la fée des givres : elle trompe vos sens si bien que vous ne pouvez pas vous réveiller.

Une peur sourde m’envahit alors que je regardai de nouveau les personnes « endormies ». Elles étaient en fait toutes sous l’emprise du sortilège.

- Elles meurent ?

- Aucune idée ; elles sont comme ça depuis plusieurs jours. J’imagine que non. Ce ne serait pas rentable pour l’entreprise, si tout le monde ne devait prendre qu’un seul cylindre. A mon avis, elles se réveilleront, mais penseront s’être endormies. Elles croiront que le cylindre est le seul moyen de revenir à la réalité. La réalité de la fée des givres. Elles prendront ainsi cent, deux cent, mille cylindres avant de devenir folles pour de bon.

Elle ricana.

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- Que d’esclaves elle doit enchaîner dans son palais glacé, quand même.

Elle disait vrai. Les gens se réveillèrent brusquement, les yeux vides, et se dirigèrent tous comme des automates vers les cylindres aux teintes criardes. Peu après ils reprenaient tous l’état dans lequel je les avais vus pour la première fois.

- Pourquoi ?

- Comment ça, « pourquoi » ?

- Pourquoi se font-ils ça à eux-mêmes ?

- A cause de la guerre, évidemment.

- La guerre ?

Je me souvenais qu’elle en avait parlé. Le début de la conversation me paraissait s’être déroulé des siècles auparavant ; c’était angoissant combien cet endroit pouvait déstabiliser la notion du temps. Une torpeur incontrôlable me prit, je me sentis juste tomber et la voix de l’Autre qui disait :

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- Les brouilleurs ont agi sur lui. Son numéro de série est Aaron. Humanoïde de type C. 


Je repris connaissance enchaîné à un mur, la même Autre en face de moi.

- Ainsi donc, ils ont recommencé à envoyer leurs sbires nous détruire.

- Non, dis-je. Je ne suis pas un humanoïde. Je suis un Autre.

A mon grand désarroi, elle éclata de rire.

- Un conseil : évite ce genre de choses si tu veux qu’ils te prennent au sérieux. C’est grâce à ça que j’ai survécu.

Je demeurai perplexe.

- Vous êtes… de la Communauté ?

Avec un sourire narquois, elle s’approcha.

- Je suis Rachel. Ils m’ont envoyée ici longtemps

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auparavant, comme vous, pour « observer ». Ils disaient que j’étais trop humaine pour eux.

- « Humaine » ?

- C’est comme ça que se nomment les Autres, Aaron. Tu ne sais rien, encore, pauvre de toi !

- Mais ce sont nous, les humains ! l’Unité Centrale nous a engendrés il y a très longtemps !

- Pauvre de toi, répéta-t-elle. Je suis la seule à avoir survécu, parce que j’ai eu assez de cran pour accepter la vérité. Ils te disent que les Autres ont tué les nôtres. C’est faux.

Elle sourit d’une moue désabusée.

- Ils se sont suicidés, Aaron. Ils n’ont pas pu croire. Ils t’ont sûrement dit que j’étais un traître, n’est-ce pas ? Ou encore que les Autres mènent à la destruction tout ce qu’ils touchent ?

Elle se pencha sur moi, je pouvais voir une lueur violente dans ses yeux.

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- Mais ils ne t’ont jamais dit qu’ils s’étaient appropriés le titre d’humains alors que c’étaient de vulgaires machines.

Ils ne t’ont jamais appris que leur chère toute puissante unité centrale, cette entité merveilleuse qui leur a soi-disant enseigné à répudier toute influence des Autres… que cette Unité Centrale, il a bien fallu que quelqu’un la crée, Aaron !

Elle hurlait. Ce qu’elle était en train de m’expliquer ne pouvait pas être vrai. Non.

- Ce sont les humains, nos créateurs, Aaron. Et tu as vu combien on leur ressemble ? Les directeurs de Communauté te manipulent depuis le début.

Non. Elle mentait pour me déstabiliser, pour gagner du temps. Elle savait que j’étais chargé de la tuer. D’un geste rapide, je fis passer l’arme à modalisation qu’elle tenait de sa main à la mienne, et d’une contorsion du poignet je tirai sur mes liens qui tombèrent. Rachel dit juste quelques mots, rendus inaudibles par les battements de mon cœur amplifiés :

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- Tue-moi si tu veux, ça ne changera rien. Va voir de toi-même si c’est vrai.

Je tirai compulsivement en direction de son cœur. Rachel tomba. Je sortis en trombe. Une pluie diluvienne s’abattait sur la cité. Tu devrais être à la guerre ou aux usines… Un énorme bâtiment se dressait devant moi. Une usine. Il n’y avait personne, l’entrée était scellée. Mon arme fit fondre le mécanisme en quelques radians temporels. J’entrai dans l’obscurité. Le bruit sourd et lancinant de l’eau battant le toit ne réussissait pas à masquer le silence. Des ombres monstrueuses semblaient se pencher sur des petites figurines allongées sur un tapis roulant. En m’approchant, je vis que c’étaient des machines articulées arrêtées au-dessus des objets fabriqués ici. Je me sentais mal, le regard de Rachel avant sa mort me troublait. Par curiosité, je me penchai sur une des figurines.

Ce n’en était pas une. Plutôt une maquette parfaite de mon visage, marquée « Aaron 3014 ». Je me sentis défaillir.

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Rachel avait eu raison jusqu’au bout. Mais pour quelle raison les directeurs de Communauté faisaient-ils semblant de ne pas connaître la vérité ? Etaient-ils manipulés par les humains, en vue d’un dessein particulier ? J’étais pris d’une atroce douleur, qui me déchirait ; les événements se succédaient sans couleur. Je me résolus à attendre qu’ils viennent me chercher ; après tout, j’avais mené à bien ma mission : Rachel était désormais couchée sur le sol, ses yeux ivoire fermés, la fée des givres ne pourrait jamais l’attirer dans son palais.

Mais j’étais devenu comme elle. A la différence près que je ne voulais pas me cacher parmi les Autres jusqu’à la fin des temps. Je voulais détruire ceux qui m’avaient trompé, tous. Si ma part d’humain voulait mourir, elle voulait engranger la destruction avec la sienne. Même si je savais pertinemment que ce serait vain. Un autre Aaron, de série 3014, plus apte sans doute à tuer des Rachel, allait me remplacer.

J’empoignai mon arme et me redressai.

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Loin de la Bulle, le sous-directeur de Communauté 37 examinait Aaron se relever dans l’usine, confortablement installé devant son écran personnel. Il prit un communicateur, et dit d’une voix égale :

- La génération de Nâamah et d’Aaron 3013, avec une imitation de l’instinct de survie personnel, augmentation de la compassion et diminution du souhait d’une issue pacifiste aux problèmes, a échoué. Aaron 3014 a été doté d’une commande spéciale le rendant plus flexible aux événements, même si elle peut aussi altérer ses sens critiques.

Puis, d’un ton plus bas :

- Nous n’avons pas besoin de révolutionnaires, seulement de tueurs.

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