Distinction

La nouvelle de l’Espace - 2014

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Le Dompteur de Temps

Par Gaëlle CHEVET

Paris, 1876.

Charles se redressa furieusement de son lit. Cela faisait des heures qu’il se tournait et se retournait, en quête de sommeil. Les rayons de la Lune éclairaient sa chambre. Il regarda l’heure à la pendule qui lui faisait face : 6h40. Il serait bientôt temps de se lever. Il jeta un coup d’œil par la fenêtre et rugit après l’apparition dans le ciel. Foutue pleine Lune ! C’était elle qui perturbait son sommeil.

Tout à coup, son corps fut aspiré dans une sorte de couloir hors du temps et de l’espace. Il filait à une vitesse vertigineuse. Il traversa sa maison tel un fantôme puis s’éleva haut dans le ciel, si haut que sa ville devint une

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masse de petits points lumineux en quelques secondes. Enfin, il percuta un sol dur et rocailleux. Ses jambes ployèrent sous l’impact et il se retrouva à genoux. Sonné, il redressa lentement la tête. Des jambes molles et excessivement longues lui faisaient face. Ses yeux poursuivirent l’ascension et il dévisagea un torse longiligne entouré de longs bras si élastiques qu’ils semblaient flotter lorsqu’ils bougeaient. Enfin, son regard se posa sur le visage de l’être qui se tenait devant lui : un visage proche de celui d’un humain mais à la forme ronde, sans un seul cheveu ni sourcil, avec deux grands yeux globuleux et deux petits triangles qui surgissaient au sommet de son crâne en guise d’oreilles. Son corps était gris. Sa tenue également. Aucune autre nuance de couleur que cette teinte argentée qui caractérisait la planète où ils se trouvaient. Car Charles se rendait à présent compte qu’il était sur la Lune !

L’humanoïde filiforme l’observait. Il prit soudain la parole :

« C’est toi le Dompteur de Temps ? Tu es bien petit et maigre pour être un dompteur…

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Je t’imaginais plus musclé, mais surtout beaucoup plus grand. Tu es deux fois plus petit que moi ! Comment peux-tu dompter quoi que ce soit !?!

- De quoi parles-tu ? Je ne suis pas un Dompteur de Temps. Je ne sais même pas ce que c’est… Et qui es-tu ?

- Pardon, tu dois être un peu désorienté. Je me nomme Boulbo. Je suis un Sélénite. Notre planète la Lune subit de terribles perturbations temporelles depuis plusieurs rotations. Le Présageur nous a dit d’invoquer un Dompteur de Temps pour nous venir en aide. Il a annoncé que tu alunirais ici. Et tu es arrivé. Ce qui fait de toi le Dompteur de Temps.

- Sottises ! Je m’appelle Charles et je suis horloger à Paris. On ne peut pas dompter le temps. Le temps est immuable et inexorable.

- Le Présageur ne se trompe jamais. Viens avec moi, nous allons le rencontrer. »

Sur ces mots, le Sélénite s’éloigna. Charles, incapable de retourner sur sa planète originelle, n’eut d’autre choix que de le suivre.

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Alors qu’ils marchaient depuis une dizaine de minutes, un terrible tremblement fit vibrer le sol. La secousse fut si forte que Charles perdit l’équilibre. Il se rattrapa tant bien que mal à Boulbo. Il se ressaisit rapidement et voulut remercier le Sélénite. Mais les mots restèrent coincés dans sa gorge lorsqu’il vit son visage. Ce dernier, qui avait l’apparence d’un homme de trente ans un instant auparavant, avait à présent l’allure d’un vieillard. Il fronça les sourcils d’une façon qui lui remémora son grand-père :

« Et bien, jeune homme, attaqua Boulbo. Inutile de me regarder avec une telle stupéfaction ! Je t’ai dit que nous avions des irrégularités temporelles. Tu en vois simplement le résultat. Maintenant, pressons. » Charles continua son chemin, mais le Sélénite resta immobile.

Il le fixa avec incompréhension.

« Tu pourrais avoir l’obligeance d’aider un pauvre vieillard, le rabroua Boulbo. »

Penaud, le Terrien revint sur ses pas pour lui prendre le bras et l’aider à poursuivre son chemin.

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Quelques instants plus tard, ils arrivèrent à un village. Les habitations étaient des toiles tendues grisâtres. Des dizaines de Sélénites s’affairaient à leurs occupations quotidiennes. Le village était traversé d’une rivière au faible débit, couleur d’argent, qui serpentait entre les tentes et les cratères qui recouvraient le sol de la Lune. L’arrivée du Terrien provoqua une certaine agitation et une foule de plus en plus compacte les suivit. Ils longèrent la rivière. Enfin, ils s’arrêtèrent dans un cratère argenté au centre duquel se dressait un trône sculpté. La rivière affluait droit sur le siège, formait une boucle autour et repartait dans la direction opposée. Sur le fauteuil, un homme qui semblait âgé de plusieurs milliers d’années se dressait de toute sa hauteur, immense aux yeux de Charles.

« Voilà le Présageur, annonça Boulbo d’une voix tremblante. Présageur, voici le Dompteur de Temps.

- Présageur, je pense qu’il s’agit d’un regrettable malentendu, protesta immédiatement le Terrien. J’ignore comment…

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- Nous n’avons malheureusement pas le temps de discourir, Dompteur de Temps. Tu dois remonter le cours de la Rivière d’Argent pour parvenir à sa source et, je l’espère, rétablir la continuité du temps grâce à tes talents.

- Mais… »

Brusquement, une haute vague fit déborder la rivière. Un Sélénite, trop près de la berge, fut emporté par le courant soudain violent. Il poussa un cri à glacer les sangs. Puis il sombra. Les autres regardèrent la scène, impuissants. Tout s’était passé si vite. Charles constata alors qu’ils fixaient la rivière, dans l’expectative d’un événement. Il interrogea Boulbo :

« Qu’est-ce vous attendez ?

- Quand l’un des nôtres meurt, nous déposons son corps dans la Rivière d’Argent, qui emporte le corps. Aussitôt après, un bébé en surgit pour remplacer la vie qui vient d’être perdue. Mais la rivière est presque asséchée maintenant. Et lorsque ces vagues meurtrières surgissent, elles emportent parfois l’un d’entre nous et il n’est pas remplacé par un nouveau-né…

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- Allez, les pressa le Présageur. Plus nous attendons, moins nous avons de chance de survivre. »

Charles fit un tour sur lui-même, cherchant l’appui d’un visage amical. Mais tous les regards portés sur lui étaient soit emplis de déception, au vu de sa petite taille et de sa faible carrure, soit chargés d’espoir. Il n’eut pas le courage de les abandonner, et il voulut prouver aux désappointés qu’un homme chétif pouvait être fort. Il accepta la mission. Boulbo l’accompagnerait dans sa tâche. Il lança un regard sarcastique au vieillard mais, à cet instant, le sol trembla énergiquement. Lorsque les violentes secousses se calmèrent, Boulbo était devenu un adolescent vigoureux, et insolent :

« Alors, le vioque. Tu t’bouges ! On n’a pas que ça à faire. Faut qu’on sauve la Lune, mec ! »

Charles était choqué. Il n’avait que trente-six ans ! Résigné, il repéra le sens du courant de la Rivière d’Argent et remonta les flots en marchant sur la berge grise, tournant le dos au village des Sélénites. Le sol de la Lune était particulièrement accidenté, à cause des chutes de météorites fréquentes.

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L’irrégularité avait empiré ces dernières rotations à cause des perturbations temporelles. Le terrain se transformait brusquement, subissant des altérations de plusieurs décennies en un temps record, car le flux du temps s’accélérait ou retournait brutalement en arrière.

Charles mit à profit le voyage pour s’informer sur les Sélénites. Boulbo lui raconta son mode de vie, son récit ponctué de « vioque » et « mec » qui crissaient aux oreilles du Terrien. La Rivière d’Argent était leur source de vie. Ils y naissaient. Ils y mourraient. Elle les nourrissait et leur donnait les matériaux nécessaires à leur survie : vêtements protégeant de la chaleur durant le jour et tissus chauffants contre les froids extrêmes de la nuit. Leur vie entière dépendait de cette rivière. Si elle se tarissait, ou si son débit ne redevenait pas généreux et constant, ils finiraient tous par mourir. Au cours de cette discussion, le Terrien prit conscience qu’il n’était pas affecté par les conditions atmosphériques et climatiques de la Lune. Il avait marché au soleil et dans les ténèbres sans être affecté par les redoutables gradients de température, tandis que son compagnon de route avait dû changer de tenue pour se protéger.

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Il pouvait respirer sans la moindre difficulté, il n’éprouvait ni la faim, ni la soif, et les altérations du temps n’avaient aucun effet sur lui. Sans doute fallait-il être Sélénite pour subir ces contraintes ?

La marche était longue et difficile. D’innombrables pierres jonchaient leur chemin. L’adolescent Boulbo avait cessé toute impertinence grâce à la fatigue. De temps en temps, il s’abreuvait à la rivière pour recouvrer des forces. Ils franchirent d’immenses cirques et contournèrent de larges météorites qui barraient leur route. En nouant de minces morceaux de tissus issus de la rivière, ils formèrent une corde qui leur permit de descendre de hautes falaises grises. En bas, la rivière disparaissait dans un souterrain, son écoulement semblant indifférent à la gravité. Charles et Boulbo s’engagèrent dans le passage, s’agrippant du mieux qu’ils le pouvaient aux rochers. Les eaux grises rendaient leurs prises glissantes. Ils dérapèrent plusieurs fois, risquant de se rompre le cou. Mais à chaque fois, ils parvinrent à reprendre pied sur le mur de roche. Enfin, la pente vertigineuse redevint un chemin praticable et ils n’eurent plus besoin d’utiliser leurs mains pour avancer.

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Ils s’enfonçaient vers le cœur de la Lune, éclairés par la faible lueur que dégageait l’eau de la Rivière d’Argent.

Tout à coup, une vague d’argent surgit des profondeurs de la grotte qu’ils parcouraient. Ils se plaquèrent contre la paroi tout en montant le plus haut possible sur les rebords. Ils évitèrent de justesse d’être emportés par le courant. Puis le débit redevint un mince filet qui sembla déprimer Boulbo.

« La situation pourrait être pire, tenta de le consoler Charles.

- Qu’est-ce que t’en sais, le vioque ? Tu crois tout savoir ! »

Un tremblement de lune fit taire ses protestations. Le Terrien redoutait le pire : dans quel état allait-il retrouver le Sélénite ? Lorsque les vibrations s’atténuèrent, il se tourna avec appréhension vers son compagnon. Il poussa un juron. Un bébé vagissait à pleins poumons. Boulbo était redevenu un nourrisson. Charles improvisa une écharpe avec les vêtements du Sélénite, à présent trop grands, pour le transporter.

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Il fit également une réserve d’eau argentée dans la gourde de Boulbo pour pouvoir le nourrir en chemin. L’adolescent était insupportable, mais au moins il marchait. Il devait maintenant transporter un fardeau braillant et agité.

Le Terrien perdit la notion du temps. Il marchait sans relâche, s’arrêtant parfois pour abreuver Boulbo lorsque ses cris se faisaient trop forts. Il était tellement couvert de poussière lunaire que sa peau avait presque la couleur des Sélénites. Enfin, le tunnel qui longeait la rivière s’ouvrit sur une vaste salle au plafond voûté. Une haute stèle ornée de gravures s’élevait au centre. Une clé d’argent la dominait. Elle semblait se déplacer. Charles s’approcha pour l’observer de plus près, mais de nouvelles secousses l’en empêchèrent. Un poids terrible s’abattit sur sa poitrine et il s’écroula. Boulbo, devenu cinquantenaire, l’écrasait de son long corps nu, emmêlé dans les vêtements qui l’avaient transporté. Confus, le Sélénite se releva péniblement et s’empressa de se rhabiller pour retrouver un peu de dignité.

Pendant ce temps, le Terrien alla contempler la stèle et sa clé.

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La Rivière d’Argent l’encerclait et prenait sa source sous la colonne sculptée. Des cliquetis retentissaient à l’intérieur, indiquant qu’un mécanisme se mouvait. La clé tressautait de façon chaotique, comme si des crans de toutes les tailles bloquaient ou déverrouillaient sa rotation, n’obéissant à aucun rythme. Les eaux d’argent semblaient se conformer aux mêmes lois. Elles se déversaient aléatoirement, tantôt tel un torrent, tantôt tel un ruisselet, à mesure que la clé tournait péniblement, de façon saccadée, dans un sens ou dans l’autre. Il fallait rétablir son mouvement, qui devait être continu, pour que le temps et le débit de la Rivière d’Argent redeviennent constants.

Charles sursauta lorsque Boulbo apparut à hauteur de son épaule, le faisant trébucher en arrière. Il se mit à quatre pattes pour se redresser. Il vit alors que la stèle pouvait s’ouvrir. À l’intérieur, un mécanisme complexe de roues crantées et de ressorts chantait en des cliquettements irréguliers. Charles fronça les sourcils. La mélodie d’un dispositif de rouages devait être mesurée. Sinon, cela signifiait qu’il ne fonctionnait pas.

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Le Terrien fit alors appel à toutes ses connaissances d’horloger. Il décortiqua le mécanisme tout en l’expliquant au Sélénite. En puisant dans la source de la Rivière d’Argent, ils utilisèrent des outils pour redresser des roues dentées, réparer des ressorts abîmés par l’usure ou combler les fissures apparues dans divers rouages. Une seule fois pendant l’opération, Boulbo changea d’aspect, devenant un jeune homme de vingt ans. Sa nouvelle force lui permit de soulever de lourdes charges et de tordre divers éléments, ce qui aida grandement Charles dans les réparations. Le Sélénite admirait grandement le Terrien dans son travail. Il était un orfèvre en horlogerie. Il était capable de deviner l’assemblage parfait, la dimension précise, le mouvement exact, la pression ad hoc pour assurer la fluidité du fonctionnement. Lorsqu’il mit la dernière roue crantée en place, il écouta la musique de son nouvel engrenage pendant quelques minutes.

« Parfait ! S’exclama-t-il finalement.

- Tout va redevenir comme avant ? Vérifia Boulbo.

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- Oui, mon ami. Tu n’as plus à redouter une mort imminente, à présent. »

La cavité fut agitée de violents tremblements tandis que la clé se remettait à tourner régulièrement dans la stèle. Le Sélénite reprit alors son apparence réelle. Il avait en fait le même âge que Charles. Ils regardèrent avec satisfaction l’eau argentée s’écouler de la source. Le lit de la Rivière d’Argent se remplissait de nouveau convenablement, sans déborder mais avec un débit constant et abondant.

« Ta tâche est à présent terminée, Dompteur de Temps, le gratifia Boulbo. Nous te serons éternellement reconnaissants.

- Je… commença Charles. »

Mais le Sélénite ne sut jamais ce que son ami terrien voulut lui dire comme dernières paroles.

Charles fut projeté dans le couloir intemporel et indépendant de l’espace l’espace en direction de la Terre.

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L’atterrissage fut beaucoup plus doux que l’alunissage, car il s’écroula dans son lit, et non sur la pierre grisâtre.

Il se redressa calmement sur son lit pour regarder l’heure : 6h40. Le temps s’était arrêté sur Terre pendant qu’il aidait les Sélénites. C’était comme si rien ne s’était produit. Et pourtant… C’avait été extraordinaire !

« … ne t’oublierai jamais, compléta Charles avec mélancolie. Merci à toi, Boulbo, de m’avoir fait découvrir ton monde. J’espère que mon mécanisme fonctionnera pour les siècles à venir et que vous vous souviendrez, le temps venu, qu’un simple horloger a le pouvoir de vous aider »

« Non, songea-t-il après une courte réflexion. Un Dompteur de Temps ! »

Un sourire de triomphe étira son visage.

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